Garry Gianni, un esthète du fantastique ou « Les Monstermen », aristocrates du bon goût gothique

Il est de certains ouvrages comme de certains lieux magiques : on n’est ébloui par leur beauté que lorsque l’on est immergé réellement dans leur univers. Et leur découverte, fortuite ou volontaire, nous laisse exsangues et retournés, avec le sentiment qu’un cap a été franchi, et que dorénavant, les prochaines lectures ne pourront qu’être jugées à l’aune de ces dernières. « Garry Gianni’s Monstermen » fait partie de celles-là.

La maison Dark Horse, spécialisée en récits fantastiques et d’horreur possède de nombreux atouts, dont l’un des plus évidents est représenté par l’emblème « Hellboy » de Mike Mignola. Celui-ci possède ses propres comics, mais apparaît aussi à l’occasion dans des compilations de la maison d’édition dirigée par Scott Allié, tels les recueils thématiques : « The Dark Horse Book of Monsters », « …of the Dead », « …of Haunting », « …of Witchcraft »… Les mêmes où l’on a pu remarquer ces récits de Garry Gianni, dès 1996.

Ce dernier illustre aussi en noir et blanc la couverture énigmatique du Hellboy Special Christmas (1997). On y voit notre démon cornu prendre un pot avec un gentleman casqué d’un heaume, lequel ressemble au Monsieur Choc de « Tif et Tondu », dans ce qui ressemble à une vieille auberge. Couverture oh combien fascinante pour tout amateur et qui présente, comme un égal à Hellboy, ce personnage énigmatique.

Celui-ci illustre encore, mais cette fois-ci en couleurs, la plupart des couvertures des « Dark Horse Book » thématiques consacrés aux fantômes ou sorcières ; ceux-ci portant cette signature visuelle si particulière, pleine de hachures et venant d’un autre temps.

Il faut dire que l’artiste a un rapport particulier avec « Hellboy », puisqu’en ce qui concerne ces « Monstermen », ils sont nés comme faire valoir de certains épisodes spéciaux du comics Hellboy depuis 1996 et en l’occurrence Wake the Devil, Christmas Special, The Wild Hunt n° 5 et 6, Almost Colossus, mais aussi donc dans les « Dark Horse Book » précédemment cités. (1)

Mais Gary Gianni a également travaillé sur des personnages incontournables du médium comics tels que The Shadow, Indiana Jones, Tarzan, Tom Strong ou Batman. Il a illustré aussi de nombreux ouvrages classiques tels le « Conan » de Robert E. Howard ou « Solomon Kane » et plus récemment le « Nefertiti » tout express de Ray Bradbury. (2) Il a aussi assuré le dessin du comic strip classic « Prince Valiant », de 2004 à 2012. Autant dire qu’il est apprécié est reconnu pour son dessin réaliste très personnel, trouvant ses racines, à mon goût, dans les plus grands illustrateurs du XIXesiècle comme Arthur Rackham, pour n’en citer qu’un, même si, par moment, la finesse de son trait et l’étrangeté de ses histoires pourraient aussi rappeler Guido Buzzelli… ou Michael William Kaluta, justement, pour faire référence au Shadow.

« Prince Valiant » par Garry Gianni.

« Les Monstermen »

Benedict, le personnage principal de cette série, est une sorte de Lord dont on ignore l’identité réelle et le dernier descendant de l’ordre de Corpus Monstrum : un ordre moyenâgeux voué à la connaissance et l’éradication des forces obscures et démoniaques. En tout cas, c’est ce qu’on apprend dans les quelques mots d’introduction de ce recueil par l’auteur lui-même, mais aussi un peu au fur et à mesure de la lecture. Il est donc important de les lire dans l’ordre chronologique, si possible.

© Dark Horse/Gary Gianni.

Benedict est accompagné, tel Sherlock Holmes, de son sidekick Lawrence Saint-Georges : un riche nabab du cinéma, aventurier à ses heures. Il faut préciser que ces aventures se déroulent dans les années 1930 (c’est ce que l’on devine) et que Hollywood sort à peine du muet. Sir St-George produit des films fantastiques à effets spéciaux.

Les autres personnages que l’on va retrouver au fil de ces histoires sont Miss Sunset Lane, une jeune journaliste faisant un peu penser à une autre Miss Lane de comics bien connue, qui apportera un peu de féminité dans cet univers quelque peu masculin, et Crulk, un bon à rien qui a vendu son âme au diable et qui, même une fois à moitié transformé en bête de foire, oscillera entre servir ses nouveaux maîtres démoniaques ou Benedict, mais uniquement sous la menace.

Une sorte de Gollum dans un univers Whrightsonien puisque son apparence, après qu’il ait séjourné dans les abîmes auprès des Demons Petty Foons (épisode « The Skull and the Snowman ») ressemblera beaucoup à celle du malheureux à la mauvaise fortune du « Freak Show » de Bernie Wrightson et Bruce Jones (« La Foire aux monstres », éditions Albin Michel, 1984)

Une référence que l’on remarquera encore, non seulement dans la simple évocation du trait hachuré très stylisé de l’auteur, mais aussi dans le même épisode, en dernière case, lorsque le Yéti (le Snowman du titre) rejoignant les hauteurs enneigées, notre héros s’autorise : « Comment l’humanité réagirait si elle savait que le Yéti et le monstre de Frankenstein n’étaient qu’une seule et même créature ? » Lorsque l’on a suivi les dernières créations de l’auteur de « Frankenstein Alive Alive » au côté de Steve Niles et que l’on a vu combien l’élément enneigé et de solitude était utilisé, il n’y a qu’un pas. (3)

Une planche (hommage ?), de toute beauté, que n'aurait pas reniée Frank Frazetta.

Un des éléments essentiels faisant de « Monstermen » un chef-d’œuvre du fantastique gothique, concerne entre autres celui des nombreuses batailles avec les démons ailés : Jib-bic, ou Puttyfoons, toutes plus extraordinaires et renversantes les unes que les autres, ou bien encore les apparitions de l’étrange et de l’incongru au sein de l’histoire. Si Mike Mignola nous a, de son côté, habitué depuis 1994 à vivre d’étonnantes aventures avec son démon cornu auprès de tout un bestiaire de sorcellerie, Gary Gianni déploie un talent fou à nous surprendre, tant dans les situations extrêmement délirantes de ses histoires (cf. son habitat, au cÅ“ur d’un transatlantique, installé en position presque verticale dans une falaise), que dans ses descriptions visuelles rarement vues auparavant. Il s’autorise tout : le corps distordu de Crulk, par exemple, est un summum de création, la hache arbalète-pistolet de l’épisode « Silent as the Grave », une autre… mais on notera aussi le passage de l’explosion de la maison dans « O Sinner Beneath US », preuve d’une belle maîtrise de la mise en page. Quant aux introductions de chapitres, illustrations en pleine page, elles sont souvent, en soi, de vrais chefs-d’œuvre d’art nouveau.

© Dark Horse/Gary Gianni.

Ne croirait-on pas voir, par moments, du Winsor McCay ?

Bref, Gary Gianni et les « Monstermen », on en redemande, et il est assez incompréhensible que ce chef-d’œuvre ne bénéficie pas encore d’une traduction dans notre pays.

 Un mystère de plus à résoudre pour le Corpus Monstrum !?

Franck GUIGUE

Toutes les illustrations sont © Dark Horse/Gary Gianni.

« Gary Gianni’s Monstermen and Other Scary Stories » par Gary Gianni

Éditions Dark Horse, 2012

(1) Pour appuyer encore ce parallèle, on pourra mettre en comparaison ce beau recueil noir et blanc de 164 pages et celui de Steve Niles et Bernie Wrightson tout aussi beau et mettant en scène un autre combattant de diableries presque aussi abracadabrantesques : « Doc Macabre », dans « The Monstruous Collection » (IWD 2013).

(2) Les cinq histoires scénarisées et dessinées par l’auteur dans le recueil Dark horse sont suivies des nouvelles illustrées : « The Gateway of the Monster » et « A Tropical Horror » de William Hope Hogdson, « Mother of Toads » de Clark Ashton Smith (également adaptée par Bernie Wrightson), « Old Garfield’s Heart » de Robert E. Howard et « Thurnley Abbey » de Perceval Landon.

(3) L’épisode « The Skull and the snowman » a été, quant à lui, publié comme un one shot.

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