Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Spirou de … T9 : Fantasio se marie » par Benoît Feroumont
Déjà amplement connu des lecteurs de Spirou pour son efficace série « Le Royaume », Benoît Feroumont intègre avec l’actuel « Fantasio se marie » la collection parallèle « Le Spirou de… », dédiée au traitement alternatif de la saga. Dans ce neuvième tome, le meilleur ami de Spirou lui fait part de sa décision de se marier avec Clothilde Gallantine, la fille d’une célèbre patronne de magazine de mode. En conséquence, notre héros groom accepte de s’associer avec Seccotine pour retrouver une intrigante voleuse de bijoux. De courses-poursuites en relations compliquées, leur enquête les ramènera aux destins vécus par d’autres hommes et d’autres femmes, voici plus de 70 ans…
Comme on le sait, la – traditionaliste – bande dessinée franco-belge a longtemps eu beaucoup de mal (c’est un euphémisme…) à présenter la femme sous un jour entièrement positif : Castafiore ou Pin Up, Bécassine ou Barbarella, puis enfin Natacha ou Yoko Tsuno, l’image de la féminité n’aura cessé d’être décliné dans ses « plus simples » stéréotypes. Ce sexisme, relatif au caractère quasi exclusivement masculin du métier d’auteur de bande dessinée des décennies durant, aura marqué une série telle « Spirou et Fantasio »… en dépit du personnage de Seccotine. Introduite par Franquin en 1953 dans « La Corne du rhinocéros », Seccotine est significative du contraste que souhaitait insuffler le génial auteur dans le carcan du canevas aventureux destiné aux enfants ; journaliste moderne, intelligente, débrouillarde, opportuniste et volontiers charmeuse, LA femme selon Franquin incarne tout ce que Spirou et Fantasio ne sont pas à première vue, mais la tentation de la sexualité n’est évidemment pas à l’ordre du jour. Rivaux en tant que journalistes employés au Moustique, Fantasio et Seccotine entretiennent donc des relations orageuses, sous le regard gêné de Spirou. Parmi les successeurs de Franquin, Fournier oubliera un temps Seccotine pour créer et développer la jeune Polynésienne Ororéa (dans « Tora-Torapa » en 1973) tandis que Tome et Janry réintégreront Seccotine dans « Aventure en Australie » (1983). Plus mâture dans « Machine qui rêve » (1998 ; où Seccotine est nommée Sophie), « Le Tombeau des Champignac » (Yann et Tarrin, 2007 ; on se souvient de ce dialogue : « Spirou, vous avez déjà embrassé une fille ? ») ou « Les Griffes de la Vipère » (Vehlmann et Yoann, 2012), Seccotine laisse finalement supposer que – notamment sous l’ère de Tome et Janry, qui ont introduit en parallèle la sexualité du personnage au travers du « Petit Spirou » – Spirou et Fantasio ont bien connu diverses aventures : n’oublions pas, dans ce bref historique, les plus dangereusement connues de leurs rencontres, Cyanure (1983 ; la couverture du présent album fait du reste un petit clin d’œil au visuel jamesbondien de « Qui arrêtera Cyanure ? ») et « Luna fatale » (1995).
Chez Feroumont, l’esprit aventuro-satirique prend des atours volontiers cartoonesque dans ses décors comme dans l’exagération de la déformation des corps : rappelons que l’auteur a d’abord travaillé dans l’animation, sur « Les Triplettes de Belleville » ou « Brendan et le secret de Kells », et même raflé les meilleurs prix à Cannes et Annecy en 2000 pour son premier court-métrage professionnel (« Bzz »). Ce style graphique reprend le dessus dans une veine scénaristique qui suit par ailleurs le droit fil de précédents one-shots : un esprit caustique digne de « Panique en Atlantique » ou de « La Grosse tête » (voir les articles indiqués), une relation aux femmes compliquées, voleuse compris (cf. « La Femme-léopard »), le contexte de la Seconde guerre mondiale » (« Le Groom vert-de-gris » ou « Le Journal d’un ingénu ») et même l’idée du voyage temporel (« Les Marais du temps »). Différence majeure de cette comédie : l’omniprésence des femmes (qui exclue les habituels Zorglub, Zantafio ou comte de Champignac), et la création de nouveaux rôles pour le moins surprenants… dont la mère de Spirou ! Rappelons (Petit Spirou mis à part) que le héros était jusqu’ici considéré comme orphelin ou d’essence surnaturelle, si l’on s’en fie aux premières pages dessinées conjointement par Rob-Vel, Luc Lafnet…. et Davine (de son vrai nom Blanche Dumoulin, cette dessinatrice belge était devenue l’épouse de Rob-Vel). Prépublié dans Spirou (du n°4067 au n°4075, entre le 23 mars et le 18 mai 2016), le récit « Fantasio se marie » possède dès son titre la connotation du fantasme révélateur : héros burlesque et indécrottable séducteur cependant célibataire, Fantasio (digne de De Funès dans « Le Gendarme se marie » (film de Jean Girault, 1968)) peut-il réellement quitter Spirou ? En fonction des visuels de couvertures proposés, Spirou puis Fantasio sont apparus comme de grands adolescents, complexés dans leur raideur (sic) et leur sidération face aux courbures voluptueuses des corps et aux désirs suggestifs. Et sans doute plus encore face à l’imperturbable confiance dont font preuve celle qui furent jadis cantonnées aux seconds rôles. Réflexion et gravité de l’âge adulte télescopent de fait ici les perturbations de l’adolescent, y compris dans la quête ou la réprobation des origines familiales. Temps des conquêtes et temps de guerre, raison et passion, fidélité et trahison, tous les thèmes se croisent pour le meilleur et pour le pire chez Feroumont, tout au long de planches qui peuvent certes autant décontenancer que séduire les lecteurs habitués de cet univers plutôt masculin…
Album malin et réussi, « Fantasio se marie » donne une nouvelle preuve de l’intérêt des one-shots à creuser des sentiers peu ou pas parcourus dans la série principale. Aux vues des multiples titres annoncés (« La Lumière de Bornéo » par Frank Pé et Zidrou le 7 octobre prochain ; « Le Maître des hosties noires » de Yann et Schwartz en janvier 2017 ; « Soumaya » par Zidrou et Hardy ; « Ptirou » de Sente et Verron ; « La Gorgone bleue » par Yann et Dany ; « Fondation Z » par Lebeault et Filippi, ainsi que les suites du « Journal d’un ingénu » par Bravo) parions que ce véritable amour n’est pas prêt de s’éteindre ! Les femmes y tiendront des rôles forts : CQFD…
Philippe TOMBLAINE
« Le Spirou de … T9 : Fantasio se marie » par Benoît Feroumont
Éditions Dupuis (14, 50 €) – ISBN : 978-2800165646