Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Cul de Sac » T1 par Richard Thompson
Il est toujours bon de varier les plaisirs, quels que soient les genres abordés. Vous le savez, je fais en sorte que cette chronique « Comic Books » ne soit pas majoritairement consacrée aux super-héros, même si j’appartiens à la génération Strange… L’album dont je vous parle cette semaine nous entraîne vers un continent assez rarement publié dans nos contrées, à savoir le comic strip américain contemporain. Et ça fait un bien fou de pouvoir lire ces strips s’inscrivant naturellement dans la grande lignée du genre, parfois drôles, parfois tendres, absurdes ou interrogatifs, rendant compte du regard des enfants sur le monde des adultes ; vous voyez ce que je veux dire !
En 2010-2012, deux albums de « Cul de Sac » étaient parus chez Delcourt, qui sont donc compris dans ce premier et très copieux volume de 352 pages à l’italienne qui vient de sortir chez Urban Comics – première pierre d’une intégrale en devenir. Dans « Cul de Sac », nous y faisons connaissance avec la joyeuse petite famille Otterloop qui habite « rue Cul de Sac, à côté de la voie Cul de Sac, pas loin de la place Cul de Sac, tout près de l’avenue Cul de Sac », banlieue séparée de la ville par la « Grande Muraille du Silence » : le ton est donné, n’offrant pas beaucoup d’espoirs aux enfants qui vivent ici… Pourtant, l’atmosphère de cette série ne s’engouffre pas dans ce contexte plus qu’angoissant, se portant plutôt et avant tout sur les êtres et leur quotidien, subissant la marche insensée du monde sans jamais perdre de vue qui ils sont, tendant au rire quand ils le peuvent. Nous sommes donc ici dans un univers enfantin où les gosses se posent tout un tas de questions, aussi perplexes que leurs aïeuls mais « bénéficiant » de la dinguerie ambiante actuelle.
Il y a tout d’abord et principalement la petite Alice, quatre ans, au caractère assez imprévisible (mais c’est clair, cette gosse est dingue !). Autour d’elle gravitent son frère Petey, un peu plus âgé, pessimiste et quelque peu désabusé, et ses parents qui font ce qu’ils peuvent pour maintenir tout ce petit monde en place… À cela s’ajoutent les copains de classe d’Alice, dont Dill, le gosse à tête trop ronde pour porter un chapeau, mais aussi Mme Bliss l’institutrice (blasée à force d’écouter ce que dit sa marmaille…) et l’ineffable M. Danders, le cochon d’Inde de la classe, grand parleur et personnage plus que réussi ! Bref, comme il se doit dans la grande famille des comic strips, c’est tout un petit théâtre auquel nous sommes conviés ici, symbolisant nos vies d’enfants et d’adultes dans ce monde souvent si incompréhensible… Dans le caractère d’Alice et Petey Otterloop, on reconnaîtra facilement l’héritage laissé par Sally et Charlie Brown, descendants contemporains de cette tendre caste des enfants intellos questionnant l’absurdité du monde des adultes en quelques cases et autant de thèmes déclinés selon le temps…
Au départ, « Cul de Sac » est un comic strip hebdomadaire en couleurs et s’étalant sur deux bandes qui paraît dans le Washington Post. De février 2004 à juin 2007, c’est sous cette forme que les lecteurs du journal vont pouvoir suivre les aventures d’Alice & co, mais à partir de septembre 2007 la série passe sous syndication et est donc diffusée dans de nombreux journaux. Ce passage a aussi des répercussions sur l’œuvre, puisqu’elle adopte alors le format classique des comic strips : un strip quotidien d’une bande en noir et blanc, et le week-end une demi-planche en couleurs. Alors, si ce basculement engendre une déperdition au niveau des couleurs de la « sunday page » (les subtiles et très plaisantes aquarelles de Thompson faisant place à une mise en couleurs informatique), le trait et l’univers de la série s’en retrouvent renforcés, ragaillardis, et l’œuvre acquiert sa pleine ampleur, sa pleine puissance graphique aussi. La première salve du Washington Post, en couleurs aquarellées, pose l’univers de la série et commence à décliner certains thèmes, sans trop brusquer les choses. À partir de la période « daily strips » en noir et blanc, le trait et le ton deviennent plus incisifs, gagnant en moelle et en cohérence, commençant à trouver des jalons récurrents assez solides pour rebondir. On rit de plus en plus, on aime de plus en plus les personnages, bref, au fur et à mesure de la lecture, notre attachement à ce strip se consolide et se confirme, ou se révèle. Une certaine tendresse naît, et l’on sait bien combien ce sentiment particulier est fondamental dans le succès d’un comic strip… ! Notons que cette évolution et cette confirmation s’opère en très peu de temps : entre septembre et décembre 2007, la série s’est totalement accomplie. On admire très vite la qualité de trait de Thompson qui – dans des fulgurances de plumes et des raccourcis expressifs – a une gueule folle.
Alors, bien sûr, et c’est terrible, mais c’est pourtant la réalité, on se doit de parler de l’auteur, Richard Thompson, qui a dû arrêter de dessiner en 2012 à cause de la maladie de Parkinson, rendant impossible l’exercice du dessin dans ce qu’il implique de sérénité physique nécessaire à l’inscription d’un style, de son identité et de son évolution… Peut-être que si l’on invoque la Grande Citrouille, Thompson pourra un jour redessiner ? Ça se tente… En tout cas, on lui souhaite tout le meilleur du monde, et aussi des miracles et de la volonté, et du soutien et de l’amour, car il ne faut jamais désespérer de rien, tout peut arriver, comme dans les bandes dessinées qui ne sont que le reflet de nos vies. Je vous invite donc à découvrir le premier volume de « Cul de Sac », qui plus est brillamment préfacé par Art Spiegelman, ce qui ne gâche rien (et dans sa facture, l’album est assez beau, il faut le dire…).
Cecil McKINLEY
« Cul de Sac » T1 par Richard Thompson
Éditions Urban Comics (22,50€) – ISBN : 978-2-3657-7855-8