Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial « Eric Powell »
Eric Powell, auteur et artiste mêlant outrance, comique, horreur et mélo pour mieux rendre compte de la cuisante expérience de la vie, est de retour avec deux albums qui se situent plutôt dans sa facette sombre… Moins de rigolade que d’habitude, le sourire se fige puis disparaît pour laisser place à de violentes tragédies (mais quand on connaît son Å“uvre, cela n’a rien d’étonnant, car entre la déconnade militante et l’horreur, chez Powell, tout n’a jamais été qu’une question de dosage). D’un côté, le Goon se lance, contraint, dans un affrontement final contre l’ennemi qui lui laissera des marques psychologiques profondes ; de l’autre, un nain va aller jusqu’au bout de son absolue vengeance, dans un récit hard boiled à souhait. It’s hard black time…
« Big Man Plans » par Eric Powell et Tim Wiesch
Assez concis, assez violent, ce récit d’une vengeance que rien ne peut arrêter s’avère franc et définitif. On sait combien les différents visages des sentiments qu’éprouvent les personnages sont partie constituante de la saveur d’une série comme « The Goon », faisant bifurquer le lecteur dans divers ressentis parfois contradictoires tout en rendant compte de la complexité – mais aussi de l’absurdité, souvent – de la psychologie des êtres, entre rire et consternation. Ici, si ce mélange d’émotions différentes traverse toujours les personnages (le protagoniste principal se venge par amour sans que cet amour ait pu se vivre concrètement), la direction générale du récit se fait radicale, comme un point de non-retour. Powell (assisté de Tim Weisch au scénario) continue d’explorer l’émotion humaine, mais cette histoire l’a amené à faire sauter quelques barrières inconscientes, peut-être, exprimant avec force ce contraste ultime que constituent l’amour et la mort – sans que l’un n’engendre aucunement l’autre directement, les choses s’amorçant par associations de valeurs et affinités électives… Cette cruauté, on l’a déjà bien sûr rencontrée dans les albums précédents de Powell, mais ici il y a comme une fulgurance du désespoir qui s’exprime avec un aplomb bien spécifique…
L’opprimé. VOILÀ le grand personnage de la mythologie powellienne. Pauvres, vieillards, femmes, enfants, parias, victimes familiales, conjugales, sociales, économiques… La liste des injustices inhérentes à la nature humaine est aussi longue que dégueulasse. Monstres de foire, enfants battus, femmes violentées et autres laissés pour compte de l’humanité ont régulièrement parsemé l’œuvre de Powell, qui dresse face à tout ceci un gros dur à cuire comme le Goon ou une petite fille à barbe accompagnée d’un monstre… Ici, c’est un nain qui incarne la figure de l’opprimé magnifique mais bafoué, humilié, agressé par les gens « normaux » de ce monde « normal » où tout ou presque s’articule dans l’anormalité la plus effroyable qui soit. Faire souffrir celui qui est différent. Humilier celui qu’on considère comme faible. Chier sur les gens avec un gros rire gras sans que personne n’y trouve rien à y redire. Tout ça donne la nausée à Powell. Et malheureusement, quand on regarde autour de nous, il n’exagère pas. Les gens n’arrivent pas à regarder un nain sans cette condescendance entendue, produit d’une culture encore par trop archaïque et réactionnaire, malgré le « progrès ». Dans la tradition des auteurs faisant des opprimés les héros de leurs fictions, Powell met en lumière celui qu’on a constamment maintenu dans l’ombre, montrant par son parcours ce que la violence des rapports humains dans nos sociétés peuvent engendrer de haine et de souffrance. Cette vengeance trash n’est pas un appel à la violence, mais plutôt un cri d’alarme aussi désespéré qu’empli d’énergie contre ce qui est en train de tous nous tuer.
« The Goon T13 : Malchance, impair & manque… » par Eric Powell
Goon… cher Goon… sacré Goon… avec ta gueule taillée à la serpe, ton grand cÅ“ur et ton impulsivité maladive. Brutal, tendre, grossier, délicat : le gros balèze à la casquette lui cachant le regard a beau jouer des biscottos et jurer comme un charretier, ce n’en est pas moins un homme (et peut-être même un peu plus normal qu’un certain Franky ! Wouarf-wouarf-wouarf ! Hé, Franky, coince-m’en une ! Ha !). Et c’est justement cette humanité (qu’il a finalement tant de mal à assumer malgré ses actes de bravoure et de justice) que le Goon sent être attaquée en lui par le dénouement de la lutte qui le confronte aux êtres maléfiques qui s’en prennent à sa ville. Lorsque le cÅ“ur et les sentiments sont pervertis et utilisés comme armes de guerre, alors rien ne va plus ! Depuis le retour du prêtre zombie, l’enfer monte régulièrement d’un cran. Dans sa lutte contre les Corbeaux et autres malfaisants voulant l’anéantir et faire main basse sur la ville, le Goon va devoir traverser des épreuves terribles qui vont mettre à mal sa confiance en lui, son intégrité et son ressenti le plus profond. Il ne s’agit donc pas que de castagne mais bien d’un combat sur plusieurs strates, avant tout psychologique (et souvent maléfique, bien sûr…).
Au sein du récit de ce combat direct entre le bien et le mal, Powell installe différentes brèches dans l’histoire afin d’étoffer son propos, quitte à aller dans ce qui pourrait être de la digression mais qui fait néanmoins écho avec le propos. Ainsi, alors que le combat final est imminent, le Goon ouvre un livre en attendant ses ennemis. Et nous voici plongés dans « L’Île du Dr Moreau » d’H. G. Wells, le rapport entre humanité et animalité rejoignant finalement le questionnement douloureux auquel est confronté le Goon au moment où il sentirait qu’il pourrait bel et bien mourir. Que vous dire de plus ? C’est « The Goon », c’est Powell. C’est beau et touchant, puissant et décalé, lucide et courageux, sincère et chouette… et on pourrait en ajouter comme ça pendant des plombes. Il faut juste s’attendre à assister à l’un des moments les plus dramatiques de l’existence du Goon, proche de la tragédie shakespearienne… Un moment de recueillement et de gravité avant… de nouvelles aventures qui risquent bien de nous faire rire jusqu’au slip tout en nous donnant l’énergie de la révolte, j’en suis sur ! Je lève ma chope à ta santé, Eric !
Cecil McKINLEY
« Big Man Plans » par Eric Powell et Tim Wiesch
Éditions Delcourt (15,50€) – ISBN : 978-2-7560-7702-4
« The Goon T13 : Malchance, impair & manque… » par Eric Powell
Éditions Delcourt (22,95€) – ISBN : 978-2-7560-7730-7