Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Célestin Gobe-la-Lune » par Yannick Corboz et Wilfrid Lupano
Parus initialement en 2007 et 2008 chez Delcourt, les deux volumes de « Célestin Gobe-la-Lune », signés par Wilfrid Lupano et Yannick Corboz (« L’Assassin qu’elle mérite ») ressortent actuellement sous la forme intégrale. Une belle occasion de redécouvrir les rocambolesques aventures de Célestin, un rêveur et séducteur impénitent, jadis abandonné à la naissance et cherchant depuis à reconquérir un rang digne de ce nom… en épousant si possible une riche princesse ! Aux frontières amusées du conte philosophique, de la farce et du vaudeville, ce diptyque diffuse au fil des pages une tendresse indéniable.
Dans le monde fictif de « Célestin Gobe-la-Lune » (où aucun lieu, pas même la capitale du royaume ou le héros, ne porte de nom), tout évoque le 18e siècle sans le dire : la pauvreté du bas peuple, les privilèges de la noblesse, l’aveuglement de la royauté (qui se disperse en jeux et concours futiles), les complots internes et, bien sûr, les prémices d’une révolution sanglante contre un souverain n’ayant pourtant rien d’un aveugle tyran de noble extraction… comme l’indique son prénom : Maurice 1er. À ceci près que ce siècle éclairé ne l’est pour ainsi dire que de manière lunaire : gentiment étourdi, propice au rêve et à la flânerie, au badinage amoureux digne de Marivaux (« La Double inconstance » en 1723 ; « Le Jeu de l’amour et du hasard » en 1730). Célestin lui-même, ayant étymologiquement trait au ciel, cherchera à échapper à sa pauvre condition terrestre en s’élevant spirituellement (par la poésie), socialement et physiquement, errant de fenêtres en toits en quête d’une énième dulcinée.
Don Juan et Casanova d’opérette bien malmené, cet antihéros gobe-Lune est par définition une personne crédule, un Candide éternellement optimiste, malgré tout conscient de ses failles (cette fois-ci, tel Arlequin dans la commedia dell’arte). Au jeu des innombrables références littéraires ou bédéphiles, par son brassage thématique et son humour langagier, ce diptyque sera certainement à rapprocher d’autres séries joyeuses mêlant humour, amour(s) et aventure romanesque délirante : citons en particulier « De Cape et de Crocs » (Ayroles et Masbou, depuis 1995), « Garulfo » (Ayroles et Maïorana, 1995 à 2002), « Le Royaume » (Feroumont, depuis 2009) et « Ratafia » (Pothier et Salsedo, depuis 2005).
La couverture du tome 1 (« L’amour a ses raison ») donnait le ton en juin 2007 : héros au cœur tendre, cité fluviale et clair de Lune propice à toutes les sérénades. On pourra du reste comparer ce visuel avec celui du premier tome de « De Cape et de Crocs », puisque certains éléments de décor sont identiques (ciel bleu et nuit et lunaire, pont et ville, aspect fantastique, merveilleux et onirique). Un rose à la main, les traits du visage encore juvéniles et les cheveux longs, Célestin est féminisé, associé par la Lune aux symboles de la fécondité, du temps et du rythme biologique, de l’inconscient et du songe. Mais notre héros est-il vraiment prêt à affronter son destin en s’affranchissant de ses origines ?
Plus solaire, le tome 2 « Ô charme citoyen… » voit Célestin bondir en contreplongée d’un toit vers un improbable refuge situé hors-champ. Poursuivi par des gardes royaux, la rose toujours à la main, le héros (digne de Scaramouche ou de Lagardère) est devenu insaisissable : alors que les fanions et draps rouges arborés aux fenêtres suggèrent autant – et jusqu’au paradoxe – le jubilé que la fronde révolutionnaire prochaine, Célestin devient l’incarnation physique des théories de Lumières. Enfin devenu plus assuré et plus aérien, contrecarrant la malchance qui semblait le poursuivre depuis sa venue au monde (on distingue un chat noir de sinistre présage sur la gauche d’une toiture), Célestin vole littéralement vers son heureux destin, à l’inverse de Roméo ou de Cyrano. La charme (et la sensibilité interessée…) du poète aura donc agit sur le monde qui est le sien, et la fleur aura été plus puissante que les armes de répression brandies (voir l’actuelle couverture réalisée pour la version intégrale)…
Album rafraîchissant et optimiste, comme nous l’avons dit, « Célestin Gobe-la-Lune » délivre un message fort simple, au-delà du respect ou de la parodie des clichés liés au genre : sachez « cueillir dès aujourd’hui les roses de la vie ».
Philippe TOMBLAINE
« Célestin Gobe-la-Lune » par Yannick Corboz et Wilfrid Lupano
Éditions Delcourt (24, 95 €) - ISBN : 978-2756065380