Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Facteur pour femmes » par Sébastien Morice et Didier Quella-Guyot
Lorsque débute la Première Guerre mondiale, la mobilisation vide les îles bretonnes de tous leurs hommes valides, de 20 à 50 ans. Seul demeure Maël, mis à l’écart en raison d’un pied bot : le voici investi de la tâche toujours délicate de livrer le courrier à vélo… auprès de femmes isolées qu’il faut parfois consoler ! Infirme et paria devenu un ami puis un homme désiré, notre vaillant facteur savoure sa revanche, mais, au-delà de ce nouveau statut, la guerre ne sera pas éternelle. Album somptueux graphiquement et psychologiquement, « Facteur pour femmes », par Didier Quella-Guyot et Sébastien Morice, livre en 112 pages une profonde réflexion sur le destin des êtres en temps de conflit.
Nouvellement arrivés dans la collection Grand Angle après les précédents « Café des colonies » (Petit à Petit, 2010) et « Papeete 1914 » (2 tomes chez Emmanuel Proust en 2011 et 2012 ; lire l’analyse de couverture correspondante), D. Quella-Guyot (la rubrique BD Voyages) et S. Morice poursuivent une aventure croisant deux motifs à priori antagonistes : l’affrontement froid et collectif du 1er conflit mondial et l’isolement exotique procuré par l’insularité. De cet improbable rapprochement thématique découle cependant une vision philosophique poussée, marquée par les réflexions des principaux protagonistes : qu’ils soient eux-mêmes contraints de s’armer ou qu’ils subissent en écho le triste sort des hommes arrachés à leur île, force est de constater que la violence et la tristesse deviennent alors le seul horizon perceptible, entre espoirs et chagrins. En une phrase (planche 34), tout est dit des enjeux de l’album : « Se battre, s’ébattre : tout est si proche et si lointain ! »
Seul vecteur de réconfort psychologique et physique (l’échange de courriers évoluant naturellement vers l’échange des mots puis celui des corps), le facteur Maël vire au fil des cases de l’innocent difforme au salaud antihéroïque. Tenant à la fois du récit naturaliste, de la fable moraliste et de la chronique épistolaire, « Facteur pour femmes » ne serait se conclure qu’abruptement, dans la mesure où le temps de liberté, nous le savons déjà , se clôture un certain 11 novembre 1918…
En couverture de l’édition classique, Sébastien Morice a précisément choisi de ne pas montrer le facteur Maël mais plutôt les femmes dans leur cadre de vie : sous un ciel serein, on aperçoit les eaux bleutées, des oiseaux marins, quelques embarcations et coiffes bretonnes traditionnelles, une jetée et un phare. Les femmes sont visiblement de retour après avoir lavé et essoré leurs linges sur le littoral, lieu où elles récupèrent également du goémon séché destiné à enrichir les sols pauvres de l’île, perpétuellement asséchés par le vent salin. L’illustration de couverture, digne du style de l’école de Pont-Aven à la fin du 19e siècle, rejoint l’imagerie traditionnelle du folklore lié au pays Bigouden (Finistère). Dans la seconde partie du 19e siècle, à la suite des écrivains-voyageurs, de nombreux peintres s’intéressent à la Bretagne, et la représente, notamment via la figure féminine et séduisante de la bretonne en coiffe. « L’exotisme » immédiat procuré par la Bretagne, facilité les nouvelles voies de chemin de fer, est alors identique à celui de l’Orient, du Pacifique ou de l’Afrique du Nord (des voies explorées par les auteurs dans les albums précédents). Voici durablement forgée l’image d’une Bretagne stéréotypée, opérant néanmoins le passage du paysan sauvage à une figure paisible et aimable… plus volontiers féminine !
Tenant contre sa poitrine une lettre dont on devine la provenance (le continent et la ligne de front pour ainsi dire « bleu horizon »…), une jeune femme regarde – les yeux grands ouverts – en direction du lecteur. Cette tendre invitation silencieuse garde à l’évidence ses secrets complices (le courrier n’étant pas ouvert, nul n’en connaît le contenu ; la présence du facteur est implicite mais invisible) et les espoirs les plus fous (celui d’une permission ou d’un retour). On remarquera alors le cÅ“ur creusé dans le casier servant à transporter le linge, les chemises ou les draps, renvoi discret aux amours passionnés, ainsi que la robe soulevée par le vent comme une invitation au dévoilement. Une vision idyllique « de carte postale », à ceci près que ce doux message se trouve potentiellement démultiplié par la présence de plusieurs femmes et non d’une seule : jeu des sentiments et des masques, entre détresses et solitudes ; voici l’intrigue aussi savamment qu’ironiquement amorcée : un facteur amoureux est aussi un facteur de risques !
Quelques précisions, en compagnie des auteurs :
Voici un projet qui n’est pas passé « comme une lettre à la poste » : quelles en furent les étapes ?
Didier Quella-Guyot (D. Q.-G.) : « Au-delà du jeu de mots lié au thème du facteur, il y a eu une situation éditoriale imprévue : la faillite des éditions E. Proust et l’arrêt en plein vol du projet « Manaos, 1915 », faute de paiements, ce qui nous a amenés à nous reconsidérer. Sébastien pouvait continuer avec moi ou pas. Grâce à ce projet du Facteur qui a vite séduit des éditeurs, on a pu rebondir et continuer notre travail d’équipe… »
On retrouve dans ce récit des thèmes (île et 1ere Guerre mondiale) déjà contenus dans « Papeete, 1914 » :
D. Q.-G. : « C’est involontaire, finalement, d’autant qu’au niveau documentation cela n’a rien à voir. Et d’ailleurs, il s’agit moins d’un récit sur la Première Guerre mondiale qu’une histoire d’homme et de femmes, l’histoire d’un homme dont la « guerre » est toute personnelle, charnelle même. Quant à l’île (c’est vrai que j’aime bien les îles !), elle s’imposait pour raconter ce confinement, cet isolement, et nous avons choisi la Bretagne parce que Sébastien y est né et qu’il avait très envie de la dessiner… »
Le titre s’est-il imposé dès l’écriture de l’album ?
D. Q.-G. : « Oui, l’expression m’était venue dans un dialogue et je trouvais que ça collait bien. Et l’éditeur aussi ! »
Quelle est exactement la part de fiction dans ce récit très documenté ?
D. Q.-G. : « A 95 % tout est fictif. Il n’y a, à l’origine, qu’une anecdote familiale, celle d’un oncle célibataire facteur à vélo dans la campagne des années 50/60 et tout le reste m’est venu en écrivant et en me documentant sur la vie à l’arrière. »
Cet album n’est pas sans évoquer l’univers du conte et celui de la nouvelle naturaliste :
D. Q.-G. : « Le conte, je ne sais pas, mais le récit naturaliste, effectivement. Le désir, la violence, le pouvoir, la revanche, la mort… tout ça compose ce récit réaliste et très documenté par Sébastien pour les documents et les décors. »
« Se battre, s’ébattre : tout est si proche et si lointain ! » : cette formule de la page 34 semble résumer l’album alors que Maël, élevé en héros malgré lui, semble lui-même lutter pour se faire une place nouvelle aux yeux des femmes :
D. Q.-G. : « Oui c’est une formule qui résume bien : guerre et amour, soi et les autres, soi sans les autres partis se battre pendant que « soi » s’ébat ! »
Mais au final, est-il si simple d’échapper à la providence ?
D. Q.-G. : « Je ne crois ni à la providence, ni au destin et ce personnage – sans réelle dimension religieuse – fabrique ce qui va lui arriver dès lors qu’il prend confiance en lui, dès lors qu’il apprend à manipuler les autres… mais les autres en font autant ! »
Quid de l’élaboration de la couverture ?
Sébastien Morice (S.M.): « C’est souvent difficile car pour toutes mes couvertures, il s’agit souvent d’un « flash mental ». Ensuite, j’essaie de l’argumenter pour faire passer l’idée à mes collaborateurs mais c’est généralement très instinctif. Les rares fois où l’image ne m’est pas venue du premier coup, ce fût très laborieux ! Pour cet album, la première image mentale qui m’est apparue fût Maël sur son vélo, de dos, fonçant à bras ouverts vers des nuages aux formes féminines… Ensuite, je suis passé aux crayons et là ça s’est compliqué un peu ! J’ai tout de suite vu que la composition était bancale et que le fait d’avoir le héros de dos n’était pas très judicieux. Après un passage à la moulinette, j’ai donc pris le parti de faire le personnage de face dans une pose beaucoup plus dynamique.
Il s’élance maintenant d’une falaise dont la bordure pouvait faire penser à des visages féminins. Visages à peine esquissés que j’ai ensuite rajouté dans le ciel pour accentuer l’accroche visuelle. Le but étant de ne pas les apercevoir au premier coup d’œil… mais de ne plus pouvoir s’en détacher lorsqu’on les a vus. »
[Cette illustration, modifiée, servira pour la version toilée].
« Pour la seconde couverture [devenue celle de la version classique], à l’inverse, Hervé Richez m’a fortement incité à mettre en scène les iliennes. Je ne sais pas pourquoi… Et là … zéro flash.
Après une tentative un peu plus « graphique » mais ratée, j’ai donc choisi une compo’ ultra classique qui, je le savais, allait plaire à coup sûr. Une belle héroïne au premier plan, un beau paysage, des couleurs accrocheuses, ça je sais faire. Ensuite, pour montrer une île vidée de ses hommes, qu’on imagine emportés par les bateaux en arrière-plan : que des femmes sur l’image. Une procession revenant du lavoir permet de lier les différents éléments de la couverture.
Et enfin pour évoquer le facteur sans le montrer: une lettre. Le tour était joué ! »
Une citation du style « école de Pont Aven » ?
S.M. : « D’abord, il est difficile de parler d’ « école » quand on connaît la diversité des peintres qui sont passés à Pont-Aven. Par contre, j’ai vu et parfois observé attentivement les tableaux de la plupart de ces artistes. Il est donc certain que j’en suis fortement imprégné et qu’avec eux je partage ce goût pour les couleurs vives, pas forcément réalistes mais surtout très évocatrices émotionnellement. »
De futurs projets ?
D. Q.-G. : « Grand Angle réédite en janvier notre album « Le Café des Colonies » (avec nouvelle couverture – très belle ! – et texte illustré supplémentaire) et nous préparons « L’île aux remords », pour fin 2016, toujours pour Grand Angle, une histoire de famille (évidemment un peu compliquée !) qui, des Cévennes en Corse, passe aussi par le Vietnam, la Guyane et l’Algérie… En cours également, avec Arnaud Floc’h, le diptyque « Monument Amour » chez Grand Angle, pour fin 2016. Encore la Première Guerre mondiale, en toile de fond, mais pas seulement ! »
Philippe TOMBLAINE
« Facteur pour femmes » par Sébastien Morice et Didier Quella-Guyot
Éditions Bamboo/Grand Angle (18, 90 €) – ISBN : 978-2818934135
L’album est aussi disponible en version toilée (25,00 €) :
ISBN : 978-2-81893-414-2