Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« La Parodie » par Michel Rodrigue
La parodie permet de se moquer du sujet visé en en inversant ou exagérant les caractéristiques : nul doute que les héros et codes de la bande dessinée fournissent par conséquent un véritable arsenal au potentiel comique ! Avec « La Parodie », Michel Rodrigue s’attaque notamment à « Astérix », « Thorgal », « XIII » mais aussi « Croisade » et « Le Seigneur des Anneaux » : vers la fin du XIe siècle, un drakkar viking recueille un mystérieux enfant des étoiles, rebaptisé Thoraxe. Dix huit ans plus tard, lors d’un tournoi d’archers, on retrouve sur la plage un guerrier franc amnésique, portant un tatouage XIII &½ sur l’épaule gauche… Voici le quotidien chamboulé, et beaucoup d’ennuis en perspective pour le chef du clan, Grandafte-le-fou.
L’humour et le burlesque sont devenus depuis les années 1980 les bons compagnons de route du lyonnais Michel Rodrigue. Le repreneur des « Nouvelles aventures de Cubitus » (depuis 2005), également scénariste de « Sybil, la fée cartable » (5 tomes depuis 2009 ; dessin par Manuella Razzi et Antonello Dalena) et du très récent « P’tit Chabal » (dessin de Thierry Capezzone), a pris le pari – toujours risqué – de plagier les classiques via une foule de clins d’œil, de calembours et de jeux de mots improbables.
Comme le suggèrent les premières pages, qui nous renvoient aux séquences clés issues de deux albums de la saga « Thorgal » (l’histoire courte « Le Drakkar perdu » dans « Thorgal T7 : L’Enfant des étoiles » en 1984 et la compétition de « Thorgal T9 : Les Archers » en 1985), l’album s’attache à parasiter par des gags satellites une intrigue de référence, supposée connue des bédéphiles, en hommage à Van Hamme et Rosinski. La couverture nous oriente cependant sur d’autres pistes puisqu’elle constitue elle-même une déviation du visuel de « La Zizanie », la quinzième aventure d’Astérix parue en 1970. En tentant d’instiller le poison de la discorde dans le village gaulois, l’affreux Détritus ne réussira qu’à resserrer les liens d’amitié confraternels de la communauté. Pour Rodrigue, l’art aigu du dialogue et l’avènement de la civilisation ne sont pourtant pas gagnés d’avance… dans la mesure où personne ne s’entend : Thoraxe contre XIII &½, au premier plan et sous le regard d’Aarissa (sic), ne font ainsi que répercuter ou relayer une mésentente générale. Les lecteurs s’amuseront à repérer notamment les caricatures d’Alix, de Corto Maltese, de Marie-Thérèse des Batignolles, de Philémon, du troll hébus, de Niklos Koda, du grand schtroumpf, de Johan ou du prince Vaillant…
Comme nous l’explique Rodrigue, « cet album est né voici 3 ans d’un retour en train avec Rosinski. En plaisantant, Grzegorz me dit qu’il allait faire 1 album des « Schtroumpfs ». Je lui rétorque que je vais faire le prochain « Thorgal ». Gauthier van Meerbeeck (éditeur au Lombard) trouve l’idée excellente ! Par la suite, j’étoffe le scénario en mélangeant les mondes de Van Hamme et ceux de Dufaux, tout cela parsemé de personnages ou références à la bande dessinée franco-belge. J’ai joué aussi avec les codes de la BD, le lettrage, la documentation, les clins d’œil à la littérature, au cinéma, à la peinture, etc.
Je glisse d’un hommage à Fred, grand auteur et ami, à celui de la page 38, qui est une réplique d’une page de l’album « Sybille » de la série « Croisade » de Dufaux & Xavier. Et puis, il y a de nouveau la citation de Jean Dufaux au travers de sa magnifique préface. Pour la couverture, je cherchais une idée forte, car le titre original était « La Croisade de XIII & 1/2 ». Mais on n’aurait pas eu le côté parodique de façon assez évidente. D’où l’idée de parodier une couverture très connue des bédéphiles et du grand public. Uderzo demeure incontestablement un de mes maîtres… Au départ, il s’agissait d’un simple one-shot mais, aux vues du démarrage de l’album, Le lombard commence a me demander de réfléchir à une suite (que j’ai déjà en tête, of course !). Nous ferons un point en octobre prochain pour savoir si cette suite se fait réellement. »
Sans rentrer dans une analyse de plus grande envergure, nous pouvons poser la question en creux : alors que « La Zizanie » exprimait à l’époque l’amertume de Goscinny de voir trois proches collaborateurs du journal Pilote (Bretécher, Gotlib et Mandryka) le quitter pour aller créer L’Écho des savanes, qu’exprime au juste « La Parodie » selon Rodrigue ? La grande concurrence actuelle entre les séries, leurs héros et éditeurs, envenimée par une baisse des venets générale, conduirait-elle à une réaction en chaîne autodestructrice ? Nul doute que l’esprit caustique de Rodrigue – lui-même repreneur de « Clifton » (de 2003 à 2008) et donc de « Cubitus » – a aussi dû songer aux multiples reprises de personnages actuels, plus ou moins réussies et critiquables, finalement devenues parodiques malgré elles, quand ce n’était pas l’esprit recherché, que ce soit en totalité (lire par exemple les drôlissimes « Aventures de Philip et Francis » par Veys et Barral depuis 2005) ou pour partie (nous renvoyons là au récent « R.I.P., Ric ! » scénarisé par Zidrou ; cf. article consacré).
Comme le note Thierry Groensteen (voir l’ouvrage « Parodies, la bande dessinée au second degré » publié par Skira/Flammarion en 2010), si la parodie est aujourd’hui aussi répandue et populaire, « c’est qu’elle apparaît comme une des modalités de la dérision, qui est la forme d’humour dominante dans notre société, et qu’elle est aussi en phase avec la philosophie du postmodernisme, caractérisé, dans tous les domaines, par le métissage des formes, l’intertextualité généralisée et le recyclage. ».
Digérée, recyclée, interprétée, la bande dessinée se consomme et se façonne entre bulles et cadres, entre légèreté et rigueur, pastiches et innovations : dans ce petite théâtre au jeu souvent savoureux, avouons – pour rejoindre Camus – que la parodie vaut mieux que le mensonge : elle est plus près de la vérité qu’elle joue… ou croque, à la manière du dessin de presse et d’actualité !
Philippe TOMBLAINE
« La Parodie » par Michel Rodrigue
Éditions du Lombard (12, 00 €) – ISBN : 978-2803635559