Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« 100 maisons, la cité des Abeilles » : entretien avec Alexis Horellou, Delphine Le Lay et Marion Boé
L’histoire de ces « 100 maisons » nous est racontée par Delphine Le Lay et Marion Boé au scénario et Alexis Horellou au dessin. Tout comme la création de ces maisons, la naissance de cet album est aussi une histoire de famille. En 2008, Marion Boé, réalisatrice de formation, tourne le documentaire « La Cité des Abeilles » qui revient sur la genèse de la cité en interrogeant les protagonistes de cette aventure collective. Ce film séduit sa cousine Delphine Le Lay qui sollicite Alexis Horellou pour une adaptation dessinée de ce récit.
La Seconde Guerre mondiale est finie depuis cinq ans. Le pays est en reconstruction, mais les conditions de vie restent pour beaucoup désastreuses. Les pénuries alimentaires sont encore d’actualités et les conditions de logement dans certaines villes sont souvent mauvaises.
À Quimper, les logements insalubres sont le quotidien des familles Troadec et Lannig, mais Victor a peut-être une solution. Il a entendu parler d’un projet collaboratif dans lequel il va entraîner son beau-frère André. Ce projet est la création de l’association des Abeilles dont le but est l’autoconstruction coopérative basée sur le mouvement des Castors. Victor et André décident de participer à cette éprouvante aventure. Les personnes se lançant dans ce projet doivent acheter leur futur terrain et promettent de travailler collectivement sur le chantier, en plus de leur travail quotidien.
La base de ce système est la notion d’apport-travail : au lieu d’avancer de l’argent qu’ils ne possédaient pas, les participants s’engagent à travailler un certain nombre d’heures par mois. 32 heures par mois dans le cas quimpérois, tous les volontaires œuvrant pour la réalisation commune.
Janvier 1951 la centaine de familles requise pour lancer les travaux est réunie, 70 000 m² sont achetés en périphérie de Quimper.
La préparation du terrain (débroussaillage, terrassement) commence dès le mois suivant, la première pierre est posée le 30 mars 1952.Fin 1953, les gros travaux sont finis, les maisons sont sorties de terre. L’inauguration officielle de la cité des Abeilles a lieu le 18 juillet 1954.
Cet album mêle merveilleusement la sensibilité présente dans « Le Souffle court » et le travail de reportage de « Plogoff », les deux précédents albums d’Alexis Horellou et Delphine Le Lay. Les trois auteurs de « 100 maisons », par le biais de souvenirs familiaux, nous rappellent cette page un peu oubliée de l’Après-Guerre. Leur album rejoint ainsi d’indispensables titres sur la vie ouvrière,
comme ceux de Bruno Loth (« Ouvrier, mémoires sous l’Occupation »), Étienne Davodeau (« Les Mauvaises Gens ») ou Sergio Salma (« Marcinelle 1956 »).
Marion, vous avez réalisé en 2008 le film « La Cité des Abeilles », pouvez-vous nous présenter la genèse de ce film ?
J’ai commencé à travailler sur le film en 2006. Je savais qu’il existait de très belles archives du chantier, filmées par un cinéaste amateur de l’époque. Et surtout, alors que mes grands-parents étaient déjà décédés, je savais également que les témoins potentiels de cette formidable aventure étaient de moins en moins nombreux… Je suis donc allée à leur rencontre afin qu’ils me racontent leurs souvenirs de cette histoire.
L’idée d’une adaptation en bande dessinée est-elle venue rapidement ?
C’est Delphine et Alexis, qui sont venus vers moi en 2013, à peu près au moment de la sortie de « Plogoff », pour savoir si cela m’intéressait de les aider à adapter cette histoire en BD. Je leur ai donc donné toutes les archives que j’avais pu récolter, ainsi que certaines anecdotes que l’on m’avait racontées et qui pouvaient servir la dramaturgie de leur histoire.
Delphine, comment avez-vous adapté cette histoire avec Marion ?
Marion avait amassé une grande quantité de documentation : photos d’époque, courriers, bulletins d’information de l’association, coupures de presse… Elle nous a tout transmis.
Nous avons pris connaissance de l’ensemble des documents et en avons sorti une histoire, une fiction, qui s’appuie sur des faits historiques, suivant la chronologie et l’ambiance de l’époque.
Les deux familles dont nous suivons les péripéties ont-elles vraiment existé ?
Non, ce sont deux familles fictives, inspirées par des personnages réels. Elles sont inspirées de témoignages que Marion avait recueillis, et il leur arrive un certain nombre d’anecdotes dont nous avons eu connaissance. Le choix de faire porter l’histoire vraie par des personnages fictifs réside dans la volonté de ne pas mettre une famille en avant plus qu’une autre.
Ces 100 familles ont chacune travaillé pour le mieux vivre de tous. Difficile de choisir quelques « héros » et de laisser les autres dans l’ombre. Nos personnages portent en eux plusieurs des familles qui ont réalisé ce projet.
Vous illustrez ainsi la devise des participants : 100 volontés pour un même cœur.
Oui, en quelque sorte. Nous espérons en tout cas traduire cette solidarité qui nous a touchés lorsque nous avons découvert cette histoire à travers le documentaire de Marion.
Ce qui nous fascine ici, ce n’est pas tant le mérite que l’on peut avoir à construire seul sa maison pendant quatre ans, mais plutôt le courage, l’humilité et la persévérance dont ces cent familles ont dû faire preuve, non seulement pour construire leur cité, mais aussi pour réussir à vivre ensemble sur le chantier et au-delà , en voisins.
Alexis, vous intervenez à quel moment ? Faites-vous des croquis pendant la préparation du scénario ?
Oui, surtout sur ce projet. Habituellement, je fais des recherches autour des personnages, je leur trouve une tête, une allure générale… Mais le reste vient une fois que j’ai le scénario complet. À ce moment-là , je commence le travail de découpage. On le revoit ensemble avec Delphine ; on ajuste si nécessaire, en fonction de ce qu’elle imaginait en écrivant, puis, une fois qu’on est calés sur le découpage, je dessine.
Avez-vous fait beaucoup de recherches visuelles, de croquis pour cet album ?
Oui, cette fois-ci, durant l’écriture du scénario, j’ai pris le temps de faire beaucoup de croquis préparatoires. Grâce à Marion, nous avions une documentation solide en images de Quimper à l’époque, du chantier, et des années 1950 en général. J’ai donc pu travailler en amont du scénario sur les ambiances et les personnages. Je voulais travailler à la plume et à l’encre de Chine, et je n’avais pas travaillé comme ça depuis longtemps. Du coup, j’ai fait beaucoup de croquis d’ambiance directement à la plume, pour maîtriser l’outil. Cela m’a permis d’essayer pas mal de choses. Je me suis bien amusé. J’ai redécouvert une technique, avec laquelle je me sens bien.
Comme sur « Plogoff », votre album est tout en nuance de gris, pourquoi ce choix ?
Le choix n’est pas vraiment le nôtre. C’est la collection Encrages qui veut cela. Je dessine à l’encre, et les gris sont faits à l’ordinateur. Pour « 100 maisons », j’ai dessiné à la plume, et j’ai mis des noirs. Ce qui n’était pas le cas sur « Plogoff », album pour lequel je m’étais fixé une contrainte : dessiner à la ligne claire, sans utiliser de noir. Les dessins étaient donc faits au stylo, et j’avais utilisé plus de nuances de gris.
Pour « 100 maisons », le fait d’utiliser le noir a permis d’alléger les gris, de n’en utiliser que deux ou trois. J’ai choisi les gris et ai réalisé quelques pages d’exemple pour que Bertrand sache ce que j’avais en tête et puisse le réaliser. Une fois qu’il avait mis les gris, je reprenais les pages et y ajoutais les ombres. Bertrand nous avait déjà bien aidés pour les gris de « Plogoff ». Grâce à lui, nous n’avions pas pris trop de retard…
Bertrand participe aussi avec vous au collectif Vanille Goudron éditant la revue Jukebox, l’activité d’éditeur est-elle importante pour vous ?
Nous avons créé Vanille Goudron à deux, Delphine et moi. Il y a 3 ou 4 ans, nous commencions à fatiguer de gérer la structure à deux. Nous avons demandé à Bertrand et Angèle V. de nous donner un coup de main. Ils ont accueilli la proposition avec enthousiasme. Ce qui est important pour nous dans cette activité, c’est le fait de pouvoir donner un espace de liberté à des auteurs. À partir du moment où l’on invite quelqu’un à faire une illustration, quelques pages de BD ou écrire un texte pour Jukebox, on accepte ce qu’il nous donnera, et on l’éditera. À chacun de faire ce qu’il veut, y compris d’essayer de nouvelles choses, on de s’attaquer à un thème qu’il ne proposerait pas ailleurs. C’est une sorte de petit laboratoire, avec des gens qui sont tous dans le même état d’esprit. Du coup, cela crée une bonne ambiance, et à chaque sortie de Jukebox, à chaque exposition, nous prenons tous plaisir à nous retrouver. Cette convivialité nous tient à cœur.
Comment choisissez-vous les intervenants pour Jukebox, on retrouve souvent des participants de La Maison du Rock.
On a commencé avec ce qui est devenu le « noyau dur » de Jukebox : Jürg, Jampur Fraize, Toshy, Jean Bourguignon, Sisca Loca, Jeff Pourquié, M. Lib, Peggy… Effectivement, pas mal de gens de la maison du rock. Et puis d’expositions en stands, on a rencontré d’autres personnes intéressées par Jukebox, et certains auteurs qui avaient déjà participé nous proposaient des copains à eux, voire des élèves. On regarde toujours les propositions, et si le travail nous intéresse et c’est parti. Débutants, confirmés, auteurs mainstream ou fanzineux, si la personne est motivée et prête à travailler sur le thème proposé, elle est la bienvenue.
Avez-vous déjà le sujet du prochain Jukebox ?
Non. On pense faire une pause. Nous avons beaucoup de projets, mais on préfère prendre notre temps pour ne pas bâcler.
Vous envisagez de travailler de nouveau tous les trois, ou chacun à ses propres projets ?
Sur notre prochain projet, on pense retravailler ensemble, mais chacun sur nos médiums. Delphine et moi préparons un album de BD qui sortira au Lombard en 2016. Marion pense réaliser un web documentaire autour du sujet que nous allons traiter.
Vous pouvez suivre l’actualité d’Alexis Horellou via son blog : http://alexishorellou.blogspot.fr/
Laurent Lefeuvre que nous avions interrogé pour la sortie de « Fox-Boy » a réalisé un documentaire dessiné sur une expérience similaire à Rennes.
Mille mercis coopératifs à Marion, Alexis et Delphine pour leur collaboration.
Brigh BARBER
« 100 maisons, la cité des Abeilles » par Alexis Horellou, Delphine Le Lay et Marion Boé
Éditions Delcourt (15,50 €) – ISBN : 9-782756-049571