Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« I Comb Jesus et autres reportages africains » par Jean-Philippe Stassen
L’Afrique, il l’a dans la peau, Jean-Philippe Stassen ! Il l’a d’abord conquise par le Nord (« Le Bar du vieux Français »), puis il s’est invité en son cœur. Histoire de cœur, oui, histoire du cœur, aussi, histoire sans cœur surtout, celle du génocide Tutsi au Rwanda, en 1994. Dès lors, il ne l’a plus quittée et le recueil de reportages publiés dans la revue XXI le prouve intensément. Des fictions du début (avec Denis Lapière) au scénariste de « Louis le Portugais » ou de « Thérèse », Stassen s’est fait journaliste émérite, et dessinateur-coloriste virtuose…
Il faut d’abord revenir à ces précédents ouvrages. Dès 2000, avec « Deogratias », Stassen évoquait en effet le douloureux combat fratricide entre Hutu et Tutsi. Déogratias y était un personnage d’abord insouciant, puis sanguinaire, dans un univers de luttes tribales où chacun est victime ou bourreau. L’Afrique noire et ses génocides occupent alors le premier plan, mais l’auteur tient à créer des personnages forts : le gentil Frère Philippe, l’ambigu Père Stanislas, Apollinaire et Bénigne, filles de Vedette, une prostituée, Culard le militaire de carrière… Et, surtout, semble suggérer Stassen, qu’aurions-nous fait en semblables circonstances,? Question insidieuse, insupportable, surtout quand le Déogratias Hutu est amoureux d’une jolie Tutsi. L’argument de l’album est éminemment politique et humanitaire mais au-delà des faits, le récit repose sur des individus parfaitement identifiés, caractérisés, pour que le lecteur non africain se sente concerné. D’autant que les Blancs sont nombreux finalement par ici : le Père Stanislas et l’omnipotence de la religion catholique, le militaire et le pouvoir du colonisateur… Stassen pose également clairement le problème de la réussite intellectuelle : faire des études est pour les femmes un enjeu bien marqué dans l’histoire. Cela permettrait à ces jeunes filles de sortir de la soumission traditionnelle et du jeu terrible des hommes qui aiment tant se battre et s’exterminer. La femme est en Afrique aussi l’avenir de l’homme !
En 2002, il signe « Pawa – Chroniques des Monts de la Lune », car Stassen n’a pas tout dit. Il y revient avec ce livre de 65 pages qui mêle BD, récits illustrés et développements journalistiques. Les quatorze chroniques, qui mettent ici en scène des personnages réels, permettent de mieux comprendre certaines vérités concernant ce pays, mais aussi l’Afrique en général : la légende des Tutsis et des Hutus, le rôle de la colonisation, du business, certaines réalités de la coopération, certains aspects de la vie quotidienne… L’ouvrage témoigne, pousse à comprendre, sans concession et même non sans humour. Il est complété par une chronologie de la région, une bibliographie et même des recettes de cuisine. Enfin, avec « Les Enfants », en 2004, il évoque la vie africaine conflictuelle vue au niveau des bandes d’enfants, tous ces gosses oscillant entre innocence et méchanceté, comme leur environnement perturbé, perturbant, même pour les humanitaires qui tentent de les aider.
Avec « I comb Jesus » (« Je peigne Jésus », titre assez énigmatique), le travail d’exploration et d’explicitation continue. Stassen creuse la réalité africaine, s’immerge, et sa carte au dos du livre n’est pas celle des pays, mais celle de ses rencontres. Réfugiés, rescapés, déracinés, enfants, soldats, enfants-soldats, femmes perdues…  Des gens, non des pays, des gens malmenés par les frontières et des guerres qui en découlent, des gens malmenés par des croyances et des luttes sanglantes qui les déciment.
De 2007 à 2013, Stassen a parcouru  le continent, du nord au sud, égrainant Ceuta, Gibraltar, ce détroit de tous les espoirs et de toutes les déceptions pour les migrants, jusqu’au Cap où le métissage culturel et artistique révèle quelques surprises. En 2009 / 2010, il est en République Démocratique du Congo, convoquant au passage Tintin et l’homme léopard du Musée de Tervuren. Visites guidées de Goma et Bukavu ? Mieux : des rencontres, des témoignages, des aveux, des souffrances. Et Stassen n’est pas avare de détails. Il donne des chiffres, des dates, des faits et accompagne ses dessins de textes souvent denses pour transmettre ce qu’il sait, ce qu’il a entendu, ce qu’il a vu. Quelquefois, la réalité le dépasse et, comme en 2012 où il est à nouveau au Rwanda, il avoue son impuissance : « Faire ici la liste des différents groupes qui sévissent dans la Kivu prendrait trop de temps, et essayer d’expliquer la cuisine de leurs motivations, les rapports d’alliance entre eux serait bien déprimant ».
Pourtant, la richesse de ses analyses et de ses reportages est indéniable mais suppose une attention sans faille de son lecteur qui doit être aussi un spectateur car le talent d’imagier de Jean-Philippe Stassen est réellement éblouissant. Echappant souvent à la construction BD traditionnelle, il illustre ses textes de dessins d’une inventivité exceptionnelle, tant par les contenus que par le traitement des couleurs. On connaissait sa patience pour les motifs des tissus ou des carrelages. Il faut ajouter son art des décors lointains qu’on apprécie quand l’œil vagabonde au fond de l’image. Pointilliste dans les couleurs, épais dans les cernes noirs de ses personnages, Stassen joue encore entre les deux d’aplats et dégradés de couleurs sans contours très travaillés. Non seulement il dessine, mais il schématise, propose des images pédagogiques joliment troussées. Il veut que le lecteur comprenne !
Alors, bons voyages,
Didier QUELLA-GUYOTÂ ([L@BD->http://www.labd.cndp.fr/] et sur Facebook).http://bdzoom.com/author/didierqg/
« I Comb Jesus et autres reportages africains » par Jean-Philippe Stassen
Éditions Futuropolis (22,50 €) – ISBN : 978-2-7548-1175-0