Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Pinocchio » par Tim McBurnie et David Chauvel
Après avoir déjà adapté deux autres grands classiques de la littérature jeunesse (« Le Magicien d’Oz » en 2005 et « Alice au Pays des Merveilles » en 2010), le prolifique scénariste David Chauvel a livré en novembre 2014 sa vision du célébrissime conte imaginé par le Florentin Carlo Collodi en 1883. Mis en images par le dessinateur australien Tim McBurnie, « Pinocchio » dévoile dès sa couverture une scène où se côtoient le Merveilleux, la satire et les vices d’une société tiraillée entre humour, poésie et pulsions de cruauté…
Alors journaliste et nouvelliste, Collodi développe en 1975 l’écriture à destination des enfants, notamment en adaptant les « Contes » de Charles Perrault en italien. C’est peut-être en raison de dettes de jeux qu’il commencera « Pinocchio » en 1881, texte qui paraîtra en feuilleton dans le Giornale per i bambini (Journal des enfants) jusqu’en 1883. Initialement intitulée « Histoire d’une marionnette », cette première mouture des « Aventures de Pinocchio » s’arrêtait à la fin du chapitre 15 de la présente version (36 chapitres), c’est à dire à la mort annoncée de son héros, pendu à un arbre par des brigands. Il fallut toute la ténacité de ses jeunes lecteurs qui exigeaient une suite pour que Collodi, qui avait la réputation d’être plutôt paresseux, se remette à l’ouvrage et termine, bien des péripéties plus tard, son chef d’œuvre qui sera publié en volume dés 1883.
Maintes fois adapté et édulcoré, « Pinocchio » aura notamment connu une célèbre version animée par les studios Disney en 1940, qui a le grand mérite de conserver une part d’ombre importante, fidèle à l’esprit du texte originel. Outre un film de Steve Barron en 1996 et un autre, réalisé et joué par Roberto Benigni en 2002, le pantin de bois sera à l’honneur du film d’animation « Pinocchio » réalisé par Enzo D’Alò en 2013. Cette dernière œuvre bénéficie d’un univers visuel conçu par l’illustrateur et peintre Lorenzo Mattotti, qui a pris pour références principales les grands peintres italiens et la peinture métaphysique. Rejoignons enfin la bande dessinée avec une version illustrée par Benito Jacovitti dès 1946 (initialement publié dans l’hebdomadaire Il Vittorioso, republié en album par Les Rêveurs en novembre 2009) ainsi que le sombre et décapant « Pinocchio » de Winshluss, (Les Requins Marteaux, novembre 2008 ; le héros est un petit enfant robot destiné à être vendu en tant qu’arme de guerre !), ouvrage qui recevra le Fauve d’or : prix du meilleur album au Festival d’Angoulême en 2009.
Cerné d’un liséré or, l’illustration principale concoctée par Tim McBurnie est un étonnant tableau de l’ensemble des protagonistes de ce conte : humains, insectes ou animaux, tous semblent dignes des représentations scéniques d’antan, mixtes des masques, des rôles, des exploits des saltimbanques, des monstres de foire (à commencer par les nains et les géants) et des tours de passe-passe joués par des escrocs à la petite semaine… Anthropomorphisés de manière plus ou moins convaincues et convaincantes, les personnages portent sous leurs fripes et leurs rictus leurs véritables caractères, entre ombres et lumières dignes des coulisses ou de la scène : livrés à notre regard comme autant de caractères en perpétuelle représentation, bien malin qui saura distinguer en eux l’honnête homme et la sauvagerie animale. A moins que ce ne soit l’inverse !
Placé dans la lumière, mais au même niveau que les innocentes volailles visibles au premier plan, Pinocchio arbore un air fier et satisfait qui contraste avec son apparence chétive et dérisoire. Dans le contraste ironique propre à la fable animalière et picaresque, les lecteurs pourront reconnaître le Chat et le Renard (nommés Gédéon et Grand Coquin dans la version disneyenne), les enfants-ânes du faux Pays des Jouets ainsi que le Grillon-parlant. Ce dernier, popularisé par Disney sous le nom de Jiminy Cricket, est l’improbable conscience morale du héros ; chez Collodi, le grillon finira écrasé par un maillet en bois que lui jette Pinocchio dans un moment d’humeur… Situés dans l’ombre portée des tentures, les personnages les plus ambigus forment donc le véritable arrière-plan du conte. Les « Aventures de Pinocchio » sont de fait peuplées de rencontres terrifiantes avec des êtres – humains ou animaux – impitoyables et cruels : Mangefeu, le montreur de marionnettes, le serpent, un renard boîteux et un chat aveugle, les assassins, le directeur de cirque, le juge, la baleine, le pêcheur tout vert. Pinocchio, jouet de ces êtres terrifiants dans son propre récit d’apprentissage, connaît aussi les peurs et des souffrances effroyables : la douleur de la faim, la nuit, l’orage, la prison, la pendaison, la tempête, le ventre du Léviathan… Devant ces tristes réalités, rien ne sert de mentir.
Comme le suggère la couverture en creux, rappelons que « Pinocchio » reste l’emblème de la réalisation de soi dans un monde dénué d’autorité parentale où, à la voix de la raison s’opposent l’insouciance de l’enfance et la toute-puissance du principe de plaisir. Aspirant permanent au rêve et à la fuite, à la recherche de cet autre non-humain (animal, végétal, minéral) en guise de reflet de soi, Pinocchio amorce une dialectique entre la nature et la culture. Lui-même alliance d’un élément végétal (un morceau de bois préalablement réduit à l’état de bûche sculptée par Geppetto) et d’une âme d’enfant, le héros est une créature aussi hybride que le monde qui l’environne.
Le choix final, demeurant fidèle à l’esprit moraliste de l’époque, métamorphosera cet exalté en plus sage petit garçon ayant retrouvé l’amour d’un père adoptif. Point de monstre, mais le choix inversé – et positif ? – de l’humain, voire de l’humanisme. Et ce dernier atelier alchimique est de toute évidence, à nouveau, empreint de théâtralité : de l’éviction des forces obscures ou de la remontée des abysses surgiront les sources (lumineuses, féériques et étincelantes) d’une nouvelle vie.
Philippe TOMBLAINE
« Pinocchio » par Tim McBurnie et David Chauvel
Éditions Delcourt (17, 95 €) – ISBN : 978-2-7560-0625-3