Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Parfum des hommes » par Kim Su-Bak
Samsung est une entreprise puissante. C’est en tout cas la plus importante de la Corée du Sud. On raconte que si Samsung faisait faillite, elle entraînerait le pays tout entier avec elle. Mais travailler dans cette entreprise peut être risqué. La sécurité est rudimentaire et Yumi, employée de ce conglomérat, attrapera rapidement une leucémie qui lui sera fatale. Toutefois, Samsung réfute une quelconque corrélation entre le travail de cette jeune fille et sa maladie. Voici l’histoire de ce fleuron économique coréen, vu de l’intérieur.
Kim Su-Bak est un dessinateur coréen engagé. En 2009, était publié « Quitter la ville », un témoignage de sa vie d’ouvrier du bâtiment. Avec ce livre, il décrivait le quotidien de ces Coréens laissé pour compte et la manière dont il a réussi à s’extraire de l’enfer de cette ville qui le broyait. Se coupant d’une certaine modernité, il a redécouvert la vie simple de la campagne.
Kim Su-Bak ne se décrit pas comme militant, ni comme journaliste. Pourtant, c’est bien sous forme de reportage qu’il met en image la vie et la mort de Yumi dans son nouvel ouvrage. Cette jeune fille n’aspirait qu’à gagner rapidement sa vie et aider sa famille à subsister. Dès le départ, l’argent est le point central autour duquel tout tourne. La question est posée avec toute simplicité, de combien d’argent avons-nous besoin pour vivre. Toujours plus, d’après l’auteur qui fustige la gourmandise de Samsung.
À travers ce récit, Kim Su-Bak raconte comment l’énorme conglomérat et fierté du peuple coréen n’hésite pas à exposer certains de ses ouvriers à des matières hautement toxiques. La plupart succomberont, les uns après les autres, du cancer sans que le lien entre ces maladies et l’activité dans les usines ne soit officiellement reconnu. Du coup, ces employés n’ont pas contracté une maladie professionnelle et aucune prise en charge financière ne peut être faite par les assurances. Les familles n’ont pas d’autre choix que de s’endetter, alors que leur enfant pensait naïvement qu’en travaillant pour le plus prestigieux employeur du pays, ils pourraient à leur tour aider leurs parents.
Pour construire son récit, Kim Su-Bak s’est focalisé sur le combat d’un chauffeur de taxi qui a perdu sa fille d’une leucémie contractée lorsqu’elle travaillait dans l’usine de semi-conducteurs de Samsung. Là , elle devait plonger des Wafers, ces galettes servant à créer les microprocesseurs, dans des bains hautement toxiques. Entrée à 18 ans dans l’entreprise, Yumi décédera quatre ans plus tard, après deux ans de lutte contre l’affection qui la rongeait de l’intérieur. Samsung a toujours nié toute corrélation entre l’activité dans les usines de semi-conducteurs où les employés devaient manipuler quotidiennement des produits hautement toxiques et les maladies qui pouvaient en découler. Son père va pourtant se battre pour faire reconnaître la responsabilité de ce mastodonte de l’électronique et fierté du gouvernement sud-coréen. Le témoignage de cet homme, mis en image par Kim Su-Bak, est poignant. Traité sous forme de BD de reportage, « Le Parfum des hommes » nous décrit les agissements presque mafieux de la société Samsung. Si aujourd’hui ce fabricant de télévision, de smartphone et autre appareil électronique est présent partout, on peut mesurer à quel prix s’est faite cette conquête.
Le dessin, froid, est parfois malhabile et souvent répété, mais c’est le message véhiculé qui est important. Le graphisme n’est là que pour renforcer l’histoire tragique qui se déroule sous nos yeux. Les personnages sont souvent seuls dans leur case, en plan américain, avec un long monologue qui rend compte de la situation. Certaines pages montrent également des photos de la jeune Yumi lorsqu’elle était encore heureuse. C’est réalisé de manière extrêmement émouvante, sans être larmoyant. On regrettera juste la manière un peu décousue dont se construit le récit. Certains événements sont répétés et il faut reconstruire la chorologie des événements.
C’est sûr qu’après avoir pris ce témoignage de manière aussi abrupte, on ne pourra que refermer ce livre et regarder son smartphone d’un autre Å“il. Que ce soit un Samsung ou un iPhone, puisque le géant coréen avait également en charge des puces pour l’appareil d’Apple. Ces mêmes puces qui ont rendu malade cette jeune employée qui n’aspirait qu’à une vie simple. Mais peut-être est-ce également pour cette raison que la firme californienne cherche à tout pris à faire fabriquer les composants de ses futurs iPhone ailleurs que chez Samsung. Dans des entreprises plus respectueuses de l’humain, mais n’est-ce pas un vain combat quand l’argent est le nerf de la guerre ?
Gwenaël JACQUET
« Le Parfum des hommes » par Kim Su-Bak
Éditions Atrabile (17 €) – ISBN 978-2-88923-026-6