Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Le Combat ordinaire : l’intégrale » par Manu Larcenet
En ce mois de novembre propice aux commémorations et aux souvenirs, les éditions Dargaud proposent une réédition du « Combat ordinaire », dont les 4 tomes sont réunis dans une nouvelle intégrale. Ce combat, c’est celui livré aux débuts des années 2000 par Marco, un photographe trentenaire angoissé par les perspectives de la vie : l’engagement amoureux, la satisfaction de son travail, le rejet du passé, le dialogue paternel, le rapport à l‘environnement et finalement une ironique réflexion psychologique permanente sur l’ensemble de ces thèmes consacreront la série humaniste de Manu Larcenet. Ce dernier recevra en conséquence le prix du meilleur album au festival de la bande dessinée d’Angoulême en 2004. L’occasion, ici, de se pencher de nouveau sur chacune des couvertures proposées…
Actuellement en train d’être adapté au cinéma (pour une budget modeste de deux millions d’euros), signalons que « Le Combat ordinaire » est entré depuis quelques semaines dans sa première phase de tournage : de la Bretagne (Pays de Lorient) jusqu’à la Dordogne (Issigeac et Monmarvès), le réalisateur Laurent Tuel a engagé pour l’occasion l’acteur Nicolas Duvauchelle pour jouer le rôle titre de Marco, et donner la réplique à Maud Wyler. Sortie programmée fin 2015.
Paru à l’origine chez Dargaud en mars 2003, le premier tome (tout simplement intitulé « Le Combat ordinaire ») ouvre la voie, par son contenu comme par sa couverture, à toute une philosophie de la bande dessinée : nul héros rayonnant ni action de gloire symbolique n’est ainsi annoncé pour cet album qui n’est toutefois ni un roman graphique ni une histoire contemplative. Le combat mené par le personnage central au fil des albums sera aussi celui d’un fils cherchant à comprendre la vie de son père, après 50 ans passés à travailler dans le port industriel de Lorient. A Å“uvrer mais à contempler aussi, notamment ces multiples navires de tous tonnages, qui passent et filent vers une destination mystérieuse ou inconnue, selon une certaine beauté tranquille de l’ordinaire…
La couverture du 1er volume montre Marco en plongée, allongé sur un vaste plancher irrégulier, la tête reposant sur deux sacs poubelles remplis d’anciennes photos éparses. Mégot au coin des lèvres, un chat noir et blanc dormant paisiblement sur son ventre, les yeux levés vers le plafond (situé hors-champ), le photographe renvoie l’image type de la phase de méditation. Qu’il soit en train de trier ses affaires, de déménager ou d’emménager importe peu, car une idée force s’impose : solitaire, Marco s’interroge probablement sur les questions les plus existentielles (amours et amitiés, passion et travail, argent et habitation). Dans ce morne quotidien, tout reste visiblement encore à faire et à remettre en ordre, là où les repères liés au passé ont été éparpillés.
Pour le tome 2 (2003), Marco a commencé à se prendre en main en allant de l’avant : en couverture, il n’est plus seul mais interroge probablement quelques anciens ouvriers de chantier naval encore en activité, assis sur le rebord d’un quai. Ils sont eux aussi occupés à fumer, connotant de ce fait une certaine complicité ou un échange avec notre personnage. L’ambiance maritime est suggérée par la présence d’une mouette en vol et par une solide bitte d’amarrage. Néanmoins, l’absence visuelle de tout navire vraquier, les visages mornes ou baissés et la lassitude visible des hommes indiqueront à leurs tours que la belle époque de la grande activité portuaire est passée. Les blocs de pierre formant le haut parapet du quai, le ciel grisâtre comme les palettes abandonnées complètent l’idée d’une atmosphère désabusée et quelque peu nostalgique… En tant que photographe, Marco cherche à capter l’âme d’un monde en train de disparaitre : évoquer et illustrer ces « Quantités négligeables », c’est avouer et défendre cet autre « combat ordinaire ».
En 2006, « Ce qui est précieux » met – par son titre – en perspective le personnage dans sa relation au temps, aux choses et aux êtres. Tel un reflet du premier tome, le visuel montre cette fois-ci Marco en plongée à l’intérieur d’un vieux cabanon ou atelier rempli d’objets hétéroclites. Si l’atmosphère du tome 1 pouvait évoquer l’été (tee-shirt, couleur chaude et ambiance détendue), celle-ci a des résonnances plus automnales ou hivernales (blouson, couleurs plus froides). On distinguera sur la gauche un vieil établi ainsi que des lunettes abandonnées là , et, au sol, des feuilles blanches qui feront de nouveau songer aux photos éparses sur le parquet du tome 1. Songeur, les yeux fermés et la tête tournée vers le ciel, Marco ne peut que penser à un proche (son père) récemment disparu : immergé dans ce lieu à la fois proche et inconnu, le photographe devra se résoudre à l’absence physique définitive de cette image paternelle, réduite à un simple rouage du temps passé. Demeure à l’inverse une précieuse image mémorielle…
Enfin, en 2008, « Planter des clous » instaure une nouvelle forme de dialogue et de dynamisme, tout en poursuivant la symétrie avec le tome 2 : dans une scène nocturne, la rade portuaire illuminée – lieu permanent d’immobilisme contemplateur ou nostalgique – est reléguée à l’arrière-plan, tandis que les personnages s’en éloignent en courant. Terrain de jeu, territoire des anciennes activités, monde perdu, univers menacé ou menaçant, pays imaginaire ou merveilleux aussi, entre terre et ciel, le lieu renvoie à l’essentiel : celui qui sait planter un clou peut au moins, selon l’expression, se débrouiller et affronter chaque épreuve. Espérer gagner en conséquence un peu de ce « Combat ordinaire » perpétuel qu’est… la vie.
La vie et le temps qui passe : deux thèmes que l’on retrouve fort logiquement pour les deux visuels inédits des intégrales de la série (2010 et 2014). Sur la première, la vie sereine et monotone du couple est ravivée par la présence de leur enfant : son univers innocent, joyeux et merveilleux viendra ironiquement souligner l’aspect terne et industriel des grues et équipements portuaires, dans un espace toutefois ouvert à tous les vents de liberté. Sur l’actuelle intégrale, la scène devient plus contemplative et onirique : de nuit, Marco observe au loin le passage d’un grand porte-conteneurs (trajet de la droite vers la gauche) sont la silhouette quasi-fantomatique évoque bien sûr celle de son père disparu, d’un monde de bruit et de silence où se mêlent les souvenirs d’autrefois. Plus adulte et mature, Marco affronte ses combats ordinaires pour comprendre à la fois l’homme et le père.
Philippe TOMBLAINE
« Le Combat ordinaire : l’intégrale » par Manu Larcenet
Éditions Dargaud (39,90 €)- ISBN : 978-2205073775
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