N’hésitez pas à revenir régulièrement sur cet article, puisque nous l’alimenterons, jour après jour, avec tout que nous envoient nos amis dessinateurs, scénaristes, coloristes, libraires, organisateurs de festivals et éditeurs pour vous souhaiter de joyeuses fêtes : et ceci jusqu’à la fin du mois de janvier 2024 !
Lire la suite...« Le Voyage improbable T1 : Première partie » par Turf
Ayant achevé un long périple dans le royaume d’Eauxfolles (7 albums et un hors-série pour « La Nef des fous », de 1993 à 2009), Turf avait signé en 2011 et 2012 le diptyque humoristique « Magasin sexuel ». Dans « Le Voyage improbable », paru chez Delcourt depuis début octobre 2014, l’auteur nous entraîne dans un huis clos stratosphérique et décalé, en compagnie d’un professeur en paléontologie adepte du cigare, de quelques uns de ses étudiants, de deux confrères, et du propriétaire du phare d’Ouestan, qui vient subitement de décoller vers l’espace ! En couverture, le lecteur prendra le parti d’en rire ou d’en frémir, mais assurément de se passionner pour ce premier tome… selon toute probabilité.
Prévu en deux tomes, « Le Voyage improbable » nous fait retrouver pleinement le style de Turf : pages colorées, personnages dynamiques prompts au bon mot et univers un rien loufoque, à l’aspect tragi-comique quasi-permanent. Si le phare d’Ouestan n’existe naturellement pas, on pourra aisément rapprocher son nom de celui d’Ouessant dans le Finistère breton, et le comparer à la silhouette du puissant phare de Créac’h (« le « promontoire »), rayé pour sa part de bandes blanches et noires. Au jeu des comparatifs avec le réel, on pourra aussi évoquer le phare d’Ar-Men (pointe Ouest de la Bretagne, sur la Chaussée de Sein : « ar-men » signifie « rocher ») et… une infinité d’autres, de l’Europe à la Terre de Feu (le phare Les Éclaireurs, à l’entrée de la baie d’Ushuaïa), tous repérables par leurs couleurs rouges et blanches.
Du côté de la fiction, l’évocation d’un « Phare du bout du monde » nous remémorera le roman de Jules Verne (paru en 1905), lecture qui nous ramènera d’ailleurs dans une Patagonie inhospitalière pour une sombre histoire de pillages de navires. Les atmosphères lugubres ou les aventures mystérieuses liées aux phares ne manquent pas, notamment en termes de récits de genres, tels le polar « Le Phare » par P.D. James en 2005 ou l’album « Tout seul » de Chabouté (Vents d’Ouest, 2008). Mis en parallèle aussi bien avec une simple ambiance maritime qu’avec la mise en abyme de nos angoisses ou de nos recherches, le phare (et son vertigineux escalier en colimaçon) nous guide du bas vers le haut, précipitant l’opportun vers sa propre fin. Il en sera de même au travers du jeu vidéo, puisque l’étape du phare constituera toujours un moment d’excellence dans l’aventure et la mort affrontées (cf. le phare de l’intrigant jeu culte « Myst » (par Brøderbund Software en 1993 ; extension « Lighthouse : The Dark Being » en 1996 par Sierra) et celui, introductif, du fabuleux « Bioshock Infinite » (2K Games, 2013)).
Nul bédéphile ne sera dupe : par sa structure et ses couleurs, le phare d’Ouestant se mue naturellement, suite à son décollage vers l’espace, en émule – improbable… – de la fusée lunaire (à damiers rouges et blancs) dessinée par Hergé dans « Objectif Lune » (Casterman, 1953) et « On a marché sur la Lune » (Casterman, 1954). Outre ce savoureux clin d’œil, on pourra trouver une analogie au sein de l’album entre la vue en plan-coupe du phare livré par Turf (page 20) et celui d’Hergé pour sa fusée (page 35 d’«Objectif Lune »). Par souci du détail, précisons que le plan de Turf est daté du mois d’août 1866, soit le moment où l’ingénieur Paul Joly revint d’Ar-Men avec des croquis qui lui permettront enfin de préparer le difficile chantier de construction du phare.
Autre référence éventuelle : dans la série animée franco-canadienne « Skyland » (2005 à 2007) est décrit un monde-archipel constitué de milliers, voire de millions de blocs flottants de toutes tailles, depuis que la Terre s’est disloquée en 2451. Parmi ces blocs où s’opposent une dictature (la Sphère) et les rebelles, c’est un phare (nommé Puerto Angel) qui constitue symboliquement la base secrète des pirates et de tous ceux désireux de vivre libres un jour.
Comme on le distingue dès la couverture, des protagonistes de tous âges et des deux sexes se retrouvent coincés sur le socle rocheux du phare, dans une situation dangereuse (vide, effritement du bloc, manque d’oxygène et rivalités internes). La tête du plésiosaure d’origine préhistorique à laquelle est suspendu l’un des professeurs en paléontologie nous renverra à une réflexion sur les liens intimes reliant ou découpant Passé, Présent et Futur : à quoi se raccrocher lorsque tout notre univers se délite ? Faut-il faire confiance au « connu » ou à « l’inconnu », et accepter la main tendue, aussi antipathique nous soit-elle ? Forcement hasardeux et imprévu, l’avenir ne se devine pas : seul le « phare » de l’amitié et de l’entraide pourrait certainement améliorer les choses…
Car, à plusieurs dans l’espace (et même si le son ne circule théoriquement pas dans le vide interstellaire), on pourra ici – et probablement – vous entendre crier « Ouestan, on a eu un problème » !
En complément de cette analyse, Turf a amicalement répondu à nos questions concernant la conception de l’album et du visuel de couverture, croquis inédits à l’appui :
D’où est venue l’idée de l’album ?
Turf : « L’idée était d’envoyer des explorateurs dans l’espace autrement qu’avec une fusée ou une navette. J’ai donc embarqué mes spationautes involontaires dans cette architecture rassurante qu’est un phare pour les envoyer vers l’infini et affronter toutes sortes de dangers. Dans le projet initial, datant de 1992, c’était une famille au bord du clash qui se retrouvait pour des funérailles dans le vieux phare de l’ancêtre disparu. Ce huis clos spatial me permettait d’écrire de longues et savoureuses disputes. Quelques années plus tard, j’ai proposé à Guilhem Bec de dessiner mon histoire. Mais là, associé à Jean-Luc Loyer pour le scénario, c’étaient des enfants costumés pour un carnaval qui partaient pour cet étrange voyage. Je n’étais plus à l’aise pour écrire, l’histoire m’échappait… Je n’ai pas poursuivi plus loin. Maintenant, ce sont des paléontologues qui vont être les passagers de mon improbable aéronef, et je compte sur leur intarissable bagage scientifique pour expliquer de façon crédible toutes les inepties que je leur fait vivre ! »
Des influences avérées (on pourrait songer à Jules Verne, Hergé, Miyazaki ou la série d’animation Skyland) ?
Turf : « Forcément, Jules Verne et Hergé ont nourri mes lectures de jeunesse et sont des influences évidentes. Miyazaki, je ne l’ai découvert qu’après avoir inventé cette histoire en 1992. Je suis un enfant des années ‘60 et la conquête spatiale faisait partie de nos jeux et de nos rêves. J’ai essayé de restituer ces envies d’aventures, ma foi, fortement improbables… »
Quid de la genèse de cette couverture : un seul projet et/ou de nombreux échanges avec l’éditeur ?
Turf : « J’ai envoyé une dizaine de projets à l’éditeur. La composition était compliquée. Je devais à la fois montrer les personnages et le phare, or cela pose un problème de proportions. Il fallait faire le choix entre une couverture avec le phare uniquement ou privilégier les protagonistes. Pas évident…
De plus, je ne voulais pas que la couverture soit un résumé de mon histoire. Je désirais garder une part de mystère. Mon projet préféré étant la couverture vintage façon vieux roman de gare fantastique. Mais celui-ci a été écarté par l’éditeur, le trouvant trop « Jules Verne ». Je l’ai utilisée pour un tirage luxe avec la librairie Forbidden Zone. »
Où en est le tome 2 et pour quand est-il prévu ?
Turf : « La première page du tome 2 est en cours. J’ai écrit beaucoup de séquences, mais il y a encore beaucoup de travail. Il devrait sortir courant octobre 2015… »
Philippe TOMBLAINE
« Le Voyage improbable T1 : Première partie » par Turf
Éditions Delcourt (13,95 €) - ISBN : 978-2-7560-4785-0