Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...INTERVIEW DE SÉRAPHIN KAJIBWAMI
Séraphin Kajibwami, auteur de bandes dessinées dans une région en guerre depuis quinze ans : « Le 9ème art est peut être le seul moyen d’expression papier diffusé dans notre région. »
Face aux conflits armés qui déchirent la région des grands lacs depuis le génocide rwandais, les citoyens du sud-kivu sont souvent en première ligne. Face à cette situation, les bukaviens, du nom des habitants de la capitale de cette province, ont toujours su réagir positivement, faisant efficacement face aux nombreux drames humains, notamment face à la violence faite aux femmes et aux populations fragilisées. Les média européens friands de sensationnalisme et de misérabilisme ne mentionnent que trop rarement l’engagement réactif des jeunes adultes de cette province. Pourtant, il représente cette Afrique en marche qui prend en charge son destin et que les occidentaux s’acharnent à ne pas voir. Séraphin Kajibwami s’inscrit parfaitement dans cette tradition, quasi « endémique ».
Auteur de bandes dessinées dans une région en guerre depuis quinze ans, Séraphin, tout en restant humble, se bat avec ses crayon et ses pinceaux pour combattre de façon rationnelle et désintéressée, l’injustice sous toutes ses formes. Son combat n’est pas vain car, en l’absence d’une réelle presse écrite, la bande dessinée connaît une grande popularité dans cette province de plus de quatre millions d’habitants. Sa rencontre avec African Artists for Development (AAD), fonds de dotation créé en 2009 par Matthias Leridon, passionné d’Afrique et d’Art Contemporain, lui a permis de publier une BD sur le marché européen : » Les Diamants de Kamitunga » : voir http://www.lesdiamantsdekamituga.com. La démarche de ce fonds rejoignait en effet les préoccupations de Séraphin Kajibwami. Ne se contentant pas d’être un simple outil d’appui aux artistes du sud, AAD soutient et accompagne des micro-projets liant intrinsèquement art contemporain et initiative de développement local, leur permettant de se promouvoir l’un avec l’autre. Peut être est-on, enfin !, en train de voir apparaître une nouvelle forme de coopération nord-sud dépassant le simple cadre de l’assistanat et s’appuyant sur des artistes engagés….
Rencontre avec un créateur, pour lequel le courage est aussi une réelle démarche artistique….
? Vos premières productions datent de quand ?
Mes premières BD datent de 1999. Cela s’appelait » Sawa sawa « . En français, on pourrait traduire cela par « ça marche ». C’est un petit album en noir et blanc de douze pages commandé par Patient Baginda, un activiste, membre de la société civile qui luttait pour le respect des droits de l’homme au sein de l’association CEDAC.
? Quel en était le thème ?
Ce numéro parlait des exactions commises par les forces d’occupation, l’armée rwandaise plus particulièrement, sur la population congolaise en général et du Sud Kivu en particulier. Depuis dix ans, j’en ai réalisé environ soixante-dix autres sur les difficultés quotidiennes des gens du Sud Kivu. C’est toujours le même format, douze pages en noir et blanc et une couverture en couleur. Le tirage, selon les numéros, est compris entre deux cent et cinq cent exemplaires par numéro. Ils sont diffusés en ville à Bukavu et dans les villages autour. C’est donc uniquement dans le Sud Kivu. La BD est en français et en Swahili.
? Douze années de longévité, pour une publication de ce genre, c’est énorme, non ?
Cela répond à une vraie demande locale. Ce n’est pas une ONG comme on l’entend, du type de celles venant de l’étranger mais une association locale en phase avec la réalité des bukaviens. C’est pourquoi cette série connaît une telle durée. Dans la Province du Sud Kivu, il y a une longue tradition de vie associative qui s’explique par la présence ancienne, belge et européenne, autour d’un lac où il faisait bon vivre pour les européens. La plupart des acteurs de la société civile de cette Province est issue d’une des universités locales (catholique et protestante). On constate parmi cette population instruite, une très grande réactivité face aux » choses de la vie » dans tous les secteurs d’activité de la société bukavienne (enseignement, santé, information, culture etc.). Face aux conflits armés qui déchirent la région des grands lacs depuis le génocide rwandais, les bukaviens ont toujours su réagir positivement, faisant efficacement face aux nombreux drames humains, notamment face à la violence faite aux femmes et aux populations fragilisées.
? Qui finance » Sawa sawa » ?
C’est avec le soutien financier de FONCABA, société belge caritative proche de l’église catholique. Cette société est implantée en Belgique et n’est pas représentée sur place.
? Vous n’avez produit que cette série ?
Non, j’ai également publié un album individuel sur Monseigneur Munzihizrwa, un prélat qui a été assassiné par des forces armées au milieu des années 90. C’était une initiative personnelle, financée dans un premier temps par mes propres moyens. Mais, compte tenu de l’intérêt suscité par cette BD, dans les milieux congolais, elle va être rééditée dans une version retravaillée par les éditions Mandala basées en France, à Rouen. Je dois rencontrer Robert Wazi, l’éditeur, cette semaine pour fixer la date de parution de cette nouvelle édition.
? Pouvez vous nous parler des » Diamants de Kamitunga « , votre premier album occidental ?
Le scénario et le dessin sont de moi. J’ai eu carte blanche mais je me suis rapproché du coordinateur de SOS Sida, Gratien Chibungiri. Je n’avais pas nécessairement toutes les informations suffisantes sur le Sida. Pour ce qui est du récit, ce sont plusieurs histoires mélangées de personnes qui existent ou qui pourraient exister à Bukavu. C’est le quotidien en général du peuple congolais. Les bandes armées existent chez nous et sont souvent à la solde de propriétaires de mine de métaux rares. Quant aux citoyens de base, sa vie est difficile, souvent sans travail avec de grandes difficultés pour élever ses enfants, payer son loyer etc… Sans oublier le sida ou les autres maladies auxquelles on doit faire face. J’ai évoqué le parcours d’une maman qui est atteinte du Sida mais qui vit avec cette maladie car elle est soignée et bien entourée. Mais tout n’est pas négatif, je l’ai voulu aussi comme un message d’espoir car les enfants suivent ses conseils et vont faire une séance de dépistage vers la fin de l’ouvrage.
? Vous semblez vous être spécialisé dans ce type de production, très didactique….
C’est lié à ma position dans ma ville. Selon moi, les artistes africains ont une place à part entière dans leur société. Ils jouent un rôle important au sein de leur communauté contrairement, d’après ce que je peux constater mais je ne suis pas le mieux placé pour en parler, à leurs collègues occidentaux. Ils ont généralement un véritable engagement sociétal souvent porteur de changement auprès des populations qu’ils côtoient. Nous avons conscience que c’est en se prenant en charge, en s’engageant, que notre société peut évoluer vers du mieux être. Bref, tout cela découle de l’environnement dans lequel j’évolue….. !
? Il faut dire que la situation dans les deux Kivu est particulièrement complexe.
Oui, elle l’est. Mais on peut retenir plusieurs clefs pour essayer de simplifier. Tout d’abord, l’existence de groupes armés qui empêchent la province de se développer, même si des initiatives de la communauté internationale sont prises afin de sensibiliser les groupes armés et les inciter à rentrer chez eux. En plus de l’insécurité, le pouvoir d’achat du bukavien moyen est très faible. Nombreux sont ceux qui sont en dessous du seuil de pauvreté ! L’insécurité engendre de nombreux maux auxquels la population doit faire face : sida, violences sexuelles, chômage, non scolarisation des jeunes etc. À tout ceci, il faut rajouter les prochaines élections présidentielles qui compliquent le tableau et enfin l’enclavement de Bukavu. Il est très difficile d’aller à Kinshasa, il faut passer par Goma, dans le Nord-kivu.
? Être auteur professionnel de BD dans le contexte dans lequel vous vivez semble être une gageure…..
Pourtant, nous sommes une quinzaine d’artistes bédéistes à Bukavu dont dix dans l’association ABBUK (Association de bédéistes de Bukavu), créée en 2005. Je suis le président de cette association. Nous sommes cinq à vivre exclusivement de notre art : Flavien Ntangamyampi, Ciza Zebule, Adolphe Funda et Jason Kibiswa qui est actuellement à Kinshasa.C’est une association qui assure la formation technique de ses jeunes membres en l’absence d’établissement d’enseignement artistique doté d’une section BD à Bukavu. Il y a un fonds de documentation adapté à la BD. On a produit collectivement, avec quatre dessinateurs, une BD en Swahilli et en français : » Adisi Zakwetu : les contes de chez nous « , grâce au père Fernand Mertens, un religieux installé sur place qui nous aide beaucoup. On collabore également avec de jeunes bédéistes de Goma. On essaie de convaincre les jeunes membres de l’association à suivre une formation professionnelle. Trois d’entre eux sont entrés à l’Académie des Beaux Arts de Kinshasa. Enfin, on organise sur place des expositions et des concours de dessin et on a l’intention d’éditer un magazine de BD qui s’appellerait le sens du devoir.
? Comment la fondation African Artists for Development a t-elle pu vous repérer ?
AAD a réuni à l’Alliance Française de Bukavu un certain nombre d’artistes plasticiens/bédé istes. Nous étions une dizaine. On nous a expliqué le concept des projets soutenus par AAD, c’est à dire un artiste africain ayant une expression contemporaine et développant un micro projet soit de développement soit dans un projet éducatif et / ou social. Dans le cas précis de Bukavu, c’était en partenariat avec l’association SOS Sida. Nous devions concevoir un objet culturel vecteur d’un message fourni par SOS Sida sur le VIH/Sida. Du fait de mes antécédents, l’idée de la BD est venue naturellement et mon projet a été retenu. J’ai mis environ une année à le faire, car j’avais d’autres activités et que je devais envoyer les planches à AAD sur Paris.
? Comment cet album a t-il été accueilli ?
On doit être proche des deux mille exemplaires vendus à ce jour, en France. En novembre, à mon retour de France, j’ai rapporté à Bukavu quelques exemplaires . Le succès a été immédiat et la demande très forte notamment dans les écoles. et les associations. Il est donc prévu de l’éditer à cent mille exemplaires pour une diffusion gratuite à Bukavu et dans la région. Je suis revenu à Paris pour promouvoir la BD en France car elle est en librairie depuis le 13 janvier. C’est pour soutenir SOS Sida que l’on a décidé de la vendre en France, DOM compris. Je dois intervenir dans les médias, radio et télé, et faire des séances de dédicaces dans de grosses librairies à Paris et à Angoulême . L’association Afrobulles dont je remercie la générosité de son directeur Alix Fuilu m’a très gentiment proposé une place sur son stand. La BD est également diffusé dans les TGV. Donc, ça démarre bien !
? Quels sont vos autre projets ?
Je viens de publier localement » Roza ou le courage de reprendre la vie » éditée par l’association canadienne Développement et Paix. La Monusco m’a également commandé des brochures sous forme de BD pour sensibiliser les les forces interahamwe à désarmer et retourner au Rwanda. Enfin, je viens de terminer une autre BD pour l’ONG américaine Search for Common Ground sur le thème de la résolution pacifique des conflits. Mopila, le nom donné à un chauffeur de taxi dans l’histoire, est le titre de cette nouvelle BD. Cela fait pas mal de choses en cours. Cela peut sembler étonnant, mais, en fait le 9e art est peut être le seul moyen d’expression papier diffusé dans notre région. C’est la raison pour laquelle, pour en revenir aux » Diamants de Kamituga « , j’aimerais qu’il y ait une suite car c’est une histoire, ce n’est pas qu’un message. Comme cela s’adresse à de jeunes adolescents, on doit les toucher par le récit. Ils doivent se retrouver dans l’histoire qui leur est racontée. C’est comme un miroir pour eux.
Christophe CASSIAU-HAURIE