La revue Carnets d’ailleurs, sous-titrée à juste titre Voyages dessinés et garantie sans IA, a publié son premier fascicule en février dernier. Depuis, trois autres numéros sont parus – dont le tout dernier (décembre 2024/février 2025) -, avec toujours la même ambition : donner aux carnets de voyage(s) toute leur place et « montrer le monde avec l’œil bienveillant des carnettistes les plus talentueux de France et d’ailleurs »…
Lire la suite...« Le Temps des bombes » par Emmanuel Moynot
Publiée initialement entre 1992 et 1994 aux éditions Dargaud et désormais disponible sous forme d’intégrale chez Casterman, la trilogie du « Temps des bombes » se focalise sur la pensée anarchiste de la fin du 19e siècle : une époque où les autorités traditionnelles (morales, politiques et religieuses) vacillent sous l’impact des pensées nouvelles de Proudhon ou Bakounine. Jeune homme de bonne famille bretonne, Augustin Fillon va être peu à peu poussé vers l’action engagée, puis au geste violent. Sans concessions ni partis pris, Emmanuel Moynot évoque dès la couverture ce contexte historique explosif, véritable bras de fer entre classes sociales et gouvernement républicain, en entremêlant dans son récit les utopies politiques et les liens du sang.
De 1992 à 1994, étaient donc parus successivement trois albums aux titres éloquents : « Au nom du père » (mai 1992), « L’Esprit de révolte » (mars 1993) et « Le Fils perdu » (avril 1994 ; ce dernier scénarisé par Dieter), tous dessinés par Moynot. Héros digne de Zola, Augustin Fillon, tout en devenant ouvrier imprimeur à Paris, va se lier d’amitié avec plusieurs de ses camarades de travail, très réceptifs aux idées syndicales et politiques progressistes qui sont alors en plein essor partout en Europe. Entraîné sur un chemin radical, perturbé par un conflit ouvert avec son père, Augustin sera bientôt tenté par l’activisme et les attentats politiques.
Dénué de principe directeur (selon l’étymologie du mot « anarchie ») et déniant toute forme d’autorité (notamment celle des patrons d’industrie), l’anarchiste revendique sa propre conscience morale et un « ordre sans pouvoir », selon les termes du socialiste libertaire Pierre-Joseph Proudhon (1809 – 1865). Après 1872, plusieurs tendances opposées se dégagent, prônant soit le syndicalisme, soit la révolte soit une gestion collective de la société. Les premiers faits graves débuteront en France en 1891 et mars 1892 (fusillade de Fourmies, puis attentats de Ravachol au boulevard Saint-Germain et rue de Clichy). Le 9 décembre 1893, Auguste Vaillant lance une bombe de la tribune à la chambre des députés puis, le 24 juin 1894, le président de la République Marie François Sadi Carnot est assassiné à Lyon par un jeune anarchiste italien nommé Caserio. Des faits-divers célèbres, médiatiquement illustrés en couverture du Petit Journal, de même que l’attentat commis par Émile Henry le 12 février 1894 dans le café Terminus, à la gare Saint-Lazare, dont une séquence du « Temps des bombes » s’inspire. Les 11 et 15 décembre 1893, et le 28 juillet 1894, seront votées dans l’urgence une série de lois (dites « scélérates »…) réprimant le mouvement anarchiste et lui interdisant tout type de propagande.
Pourtant, en dépit du thème, Emmanuel Moynot n’a quant à lui pas choisi de donner à voir graphiquement ces formes de violence en couverture. Sans ignorer l’axe de cette fresque historique (le titre de cette trilogie y renvoie déjà tout entier), l’auteur opte donc plus subtilement pour une itinérance, celle d’un jeune homme dont l’existence sera marquée par des révoltes successives. En couverture du tome 1, visage en colère dans le froid mais déjà lié par l’amitié à un camarade (Émile), Augustin lève en gros plan un poing ganté de rouge (symbole révolutionnaire) ; geste contre le père, contre la société bourgeoise (une calèche passe sur un pont) et finalement contre le monde entier, dans la mesure où l’éventuelle cible visée par le mépris d’Augustin nous demeure inconnue, hors-champ. Pour le tome 2, le visage d’Augustin (dont la casquette d’ouvrier traduit le statut social) s’est endurci : le voici tournant le dos à ceux qui s’apprêtent à guillotiner un homme vêtu de la chemise blanche du condamné à mort, préparant sans doute une vengeance jugée légitime contre les responsables de cette exécution. Arrivé à ce stade de la réflexion, le lecteur pourra s’étonner à la vue de la troisième et dernière couverture : le buste d’une jeune femme (Lalie) envahit le premier plan, en bord de mer et sous un ciel bleu semi-nuageux, alors qu’Augustin discute tranquillement en compagnie de son vieil ami Émile. Concluons simplement qu’entre violence, haine, amitié et amour, tout jeune homme devenu adulte sera amené à faire un choix plus ou moins heureux : ici, la geste politique de la fresque romanesque s’éloigne pour laisser la place à la saga familiale, dans un double appel à la liberté et au voyage que suggèrent discrètement la mer… et la silhouette féminine, dans un appel à l’émergence du féminisme (suffragettes en 1903).
En couverture de la récente trilogie rééditée par Casterman, le dessin de Moynot reprend assez logiquement l’image la plus forte : celle d’Augustin, perçu en plan rapproché devant la scène rougeoyante d’un condamné destiné à la guillotine, solidement encadré par deux policiers en tenue d’époque. Si le dégoût ou la colère rentrée d’Augustin sont perceptibles, toute la couverture laisse surtout deviner les causes (le rejet de l’État et de l’exploitation des dominés, le sentiment d’injustice sociale) et conséquences (les revendications du prolétariat, le passage à la lutte armée et à l’action terroriste) auxquelles peuvent mener les excès politiques, individuels ou collectifs. Sans le dire, le héros devient le porte-parole d’une revendication démocratique essentielle : celle – exprimée par ailleurs dans un fameux discours de Jean Jaurès le 30 avril 1894 – de l’égalité de tous devant la Loi qui fait la République laïque au delà des clivages religieux ou partisans.
D’un siècle à l’autre, sinon d’une Belle Époque à la suivante, Moynot semble essentiellement porter haut le témoignage d’un temps où la pensée libertaire, ancrée idéologiquement dans une période, se heurtera bientôt de plein fouet aux diverses expériences macabres du XXe siècle (révolution russe, totalitarismes nazis et soviétiques, décolonisations). Le « Temps des bombes », bien loin d’une quelconque apologie, est à comprendre comme un appel au calme et à la paix sociale, mais aussi au devoir de vigilance citoyenne.
Philippe TOMBLAINE
« Le Temps des bombes » par Emmanuel Moynot
Éditions Casterman – Intégrale des 3 volumes (23, 00 €)
ISBN : 978-2-203-08428-5