Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Strangers in Paradise » T14 et « The Sunday Books »
Cette semaine, deux albums tout à fait réjouissants : « Strangers in Paradise » T14 : « L’Histoire de David » par Terry Moore, et « The Sunday Books » par Mervyn Peake et Michael Moorcock?
« Strangers in Paradise » par Terry Moore.
Je vous l’avais annoncé il y a peu sur ce site, les éditions Kymera ont lancé une souscription pour sortir le 14ème tome de « Strangers in Paradise ». Les fans ont répondu présent, et nous avons donc aujourd’hui l’immense plaisir de pouvoir lire la suite de cette saga qui ne ressemble qu’à elle-même. À 5 tomes de la fin, l’impatience devient grande d’accéder à la totalité de la série, Kymera ayant par ailleurs entamé l’édition des premiers volumes afin de publier l’intégralité de l’œuvre. Ce 14ème tome peut être considéré comme une préquelle, « L’Histoire de David » se penchant comme son titre l’indique sur le passé de David, l’un des personnages principaux de la série. Ce récit nous fait découvrir le parcours de ce jeune homme quelque peu tourmenté, levant le voile sur les éléments dramatiques de sa vie qui ont structuré sa personnalité et constitué la nature de ses choix. C’est passionnant, juste, drôle et émouvant, bref : l’acuité et le talent de Moore sont toujours à l’œuvre, la qualité de la série ne faiblissant jamais de la première à la dernière page. Terry Moore continue de mélanger les narrations et les rythmes pour nous offrir un véritable paysage de l’univers qu’il a mis en place, toujours très loin des normes convenues pour ce genre de récit intimiste… Entre chaque « acte », des illustrations en pleine page, des textes et des citations – émergeant en écho au propos – scandent l’histoire avec une grande subtilité. Le talent de Moore est aussi de camper des personnages qui tiennent redoutablement la route grâce à la grande substance qu’il leur donne sans l’expliquer : nous avons l’impression de connaître les personnages dans une certaine intimité, devinant leur profondeur et leur parcours. Ainsi, la sœur de David, jeune femme exacerbée, extravertie et impudique, reste l’un des grands souvenirs de la lecture de ce volume. On est à la fois séduit et agacé par son exubérance vicieuse ; Moore accroche irrémédiablement le lecteur dans le sillon de sa création et nous rend accro. Mais le moment clé pour la suite est bien entendu la rencontre entre David et Katchoo. Une rencontre un peu mouvementée, loin des clichés romantiques (doux euphémisme !!!). Ce sont deux personnalités, deux mondes qui se rencontrent et s’attachent l’un à l’autre, et Moore mêle encore une fois l’outrance et l’émotion, la sensibilité et la brutalité, pour casser les codes et nous présenter les personnages selon un certain ressenti de la vie et non un système de fiction. C’est cela qui fait aussi la force de cet auteur et de cet artiste qu’il convient de lire si l’on aime les comics de qualité, intelligents et bourrés d’inventivité. On attend évidemment avec impatience le prochain volume édité par Kymera, qui sera je crois le tome 5, résorbant l’écart entre le début et la continuité de la série déjà publiés. Je ne vous ai pas parlé du dessin, mais encore une fois Terry Moore brille par sa grande sensibilité de trait, nous offrant des images souvent pleines de grâce, alternant avec un sens comique assumé dans l’esthétique tout au long des péripéties de nos héros. Une œuvre libre et acérée à la fois que je ne cesserai jamais de vous conseiller, chers amis…
« The Sunday Books » par Mervyn Peake et Michael Moorcock.
Chroniquer cet ouvrage ici pourrait sembler digressif, et pourtant il sera bien question de dessins, de narration et de création anglophone. Les éditions Denoël Graphic ne s’y sont pas trompés en éditant ce livre tout à fait remarquable, passionnant et rare. Car Mervyn Peake – s’il fut plus un illustrateur anglais qu’un auteur de comics – n’en reste pas moins l’un des très grands artistes qui ont influencé des générations de dessinateurs, dressant des passerelles entre images gravées et modernité de ton plus souple et fantasque. Peake est réellement un monument, un artiste à connaître et reconnaître, malheureusement très peu représenté dans notre paysage éditorial… En effet, si Peake l’écrivain est publié en France, il reste encore beaucoup d’efforts à faire pour que son travail d’illustrateur soit édité à sa juste mesure. Cette injustice (ou cette aberration, comme vous voudrez) est en partie levée grâce à ce projet ambitieux et nécessaire, apparaissant comme un véritable petit bijou – à l’instar des « Aventures d’Alice au cœur de la Terre » de Lewis Carrol, édité par FRMK il y a deux ans. Ici, on est pourtant loin de la « Peake touch », ce travail de la plume si caractéristique à cet artiste, alliant la précision d’un Doré à la souplesse d’un auteur de comics, engendrant une volupté de trait à nulle autre pareille. Oui, les illustrations au trait de Peake sont une fascination en soi ; il réussit à instaurer une alchimie des sens et du trait où la facétie transcende la rigueur esthétique. « The Sunday Books » est un recueil plus confidentiel, loin du style à tenir puisqu’envisagé dans une toute autre intention : il ne s’agit pas ici d’illustrations destinées à l’édition d’un livre « officiel », mais bien de dessins réalisés par Peake pour ses enfants lorsqu’il habitait sur l’île de Sercq avec sa famille. Le trait y est totalement décomplexé et libre, allant à l’essentiel et même se glissant dans la peau du dessin enfantin pour mieux se déployer dans l’innocence de l’intention créatrice. Ici, plus de hachures – ou peu –, mais des dessins à la plume directe, des gouaches plus ou moins diluées, dans un festival d’images drôles, franches dans leur fantaisie revendiquée, tendres ou absurdes… Pirates, Indiens, animaux fabuleux, trésors et îles exotiques, cirque et cow-boys : les grands thèmes abordés clament haut et fort tout ce qui a marqué Peake dans son parcours personnel et qu’il perçoit être source d’enchantement pour toutes les générations d’enfants. Au fil de la lecture de l’ouvrage, on se sent effectivement envahi par les mêmes sensations que nous avions eues en découvrant « L’Île au trésor » de Stevenson, ou « Alice au pays des merveilles » de Carroll, par exemple, avec une bonne dose d’absurde et de comique dynamitant certaines barrières bienséantes, entre Marcel Aymé et les Monty Python. Un humour très anglais, un sens de l’aventure littéralement jouissif : « The Sunday Books » est avant tout un document primordial dans la connaissance de Peake, sa vie, son œuvre. Ces dessins illustraient le conte oral que racontait Peake à ses enfants lorsque les dimanches sur l’île de Sercq étaient trop ennuyeux ; restent les images, mais les mots, eux, ont donc disparu avec Peake, ne subsistant que dans la mémoire de ses enfants. Afin de lier ces images entre elles et de reconstituer la trame des récits pour les lecteurs, c’est l’ami et admirateur de Peake et grand maître moderne de la littérature fantastique Michael Moorcock qui a œuvré : l’idéal !!! Et c’est une réussite totale : Moorcock insuffle une vraie fantaisie et respecte les fondamentaux du conte pour restituer au mieux l’esprit de Peake, entre tendresse et folie, regard noir sur le monde et fantasme d’une existence s’extirpant des normes, revenant au merveilleux qui nous a tous pétris un jour ou l’autre dans notre enfance. Par bonheur, Moorcock signe aussi la préface de cet ouvrage, une préface riche en enseignement pour mieux savoir qui était Mervyn Peake, illustrée par de magnifiques photos où l’on sent toute la profondeur et les qualités de cet homme. Je n’y pensais pas en commençant cet article, mais si vous avez des enfants, alors offrez-leur ce livre pour Noël, cela leur permettra de comprendre que le Père Noël n’a pas perdu tous ses neurones dans le seau de la société de consommation médiocre et abjecte. Et si vous n’avez pas d’enfants et que vous détestez Noël, alors offrez-vous ce livre qui vous rafraîchira l’esprit et vous donnera – je l’espère – envie de vous pencher plus avant sur cet artiste exceptionnel. Bravo, Denoël Graphic !
Cecil McKINLEY
« Strangers in Paradise » par Terry Moore Éditions Kymera (12,00€).
« The Sunday Books » par Mervyn Peake et Michael Moorcock Éditions Denoël Graphic (24,00€).