Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
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L’année dernière étaient parus les deux derniers volumes d’un triptyque monumental : « Le Canon graphique ». Cette année, les éditions Télémaque proposent un coffret rassemblant les trois tomes de cette anthologie hors du commun qui contient les adaptations en bande dessinée des plus grands textes de la littérature mondiale, des origines à nos jours… Projet éditorial et intellectuel inédit, ambitieux et unique en son genre, « Le Canon graphique » est une expérience impressionnante, intelligente, réjouissante, sous l’égide de Russ Kick. Une anthologie absolument extraordinaire !
L’adaptation d’œuvres littéraires en bande dessinée n’est pas une nouveauté, mais un phénomène qui fluctue de manière plus ou moins intense selon les époques. En France, nous connaissons depuis quelque temps une sorte de pic où la bande dessinée s’intéresse de près à la littérature et aux écrivains, les titres se multipliant sensiblement. Mais ne croyons pas – parce qu’ils auraient une histoire littéraire moins séculaire que la nôtre et que le cliché de l’entertainment leur colle à la peau – que les États-Unis soient exempts de ce phénomène ou qu’ils n’aient pas la connaissance, la passion et le talent pour engendrer des adaptations de tout premier ordre sur le sujet. Par exemple (et pour n’en citer qu’un), le « Moby Dick » de Bill Sienkiewicz n’a vraiment rien à envier à la récente adaptation qu’en a fait Chabouté, loin de là … Et pour les Américains aussi, ça ne date pas d’aujourd’hui : rappelons-nous les fameux Classic Illustrated qui dès le début des années 40 proposèrent des adaptations des « Trois Mousquetaires », du « Comte de Monte-Christo », d’« Ivanhoé », des « Misérables », du « Dernier des Mohicans », etc. Et puis, même lorsqu’il ne s’agit pas à proprement parler d’adaptation en bande dessinée, de grands noms des comics ont parfois illustré des Å“uvres littéraires, le « Frankenstein » de Bernie Wrightson restant l’un des chefs-d’œuvre absolus du genre, personne ne l’a oublié (j’en profite pour vous annoncer que devrait paraître début 2015 chez Soleil le « Frankenstein alive, alive ! » de Steve Niles et Bernie Wrightson édité par IDW en 2012, l’immense artiste abordant cette fois-ci ce mythe via la BD et non l’illustration). Mais bref : si l’adaptation littéraire a donc déjà connu de belles heures aux États-Unis, par des Å“uvres uniques ou des anthologies (notamment sur Edgar Poe), rien ne peut se comparer avec ce « Canon graphique », que ce soit par l’intention éditoriale ou par l’ampleur du projet. C’est tout simplement une première mondiale, aucune anthologie n’ayant eu cette ambition un peu folle de retracer l’histoire de la littérature mondiale des origines à nos jours par des adaptations en bande dessinée, et ce sur près de 1500 pages ! Un exploit, et indubitablement une réussite totale.
Russ Kick est un sacré personnage. Le New York Times le décrit comme un « archéologue de l’information », le magazine Details comme un « homme de la Renaissance », et Utne Reader comme l’un des « 50 visionnaires qui font changer le monde », rien que ça ! Mais la dimension éthique, intellectuelle et pédagogique du « Canon graphique » corrobore bel et bien cette réputation qui est tout sauf usurpée, la valeur et l’originalité de cet ouvrage ne pouvant que susciter l’admiration et l’enthousiasme, apte à déclencher chez les lecteurs une curiosité et un intérêt pour la littérature tout autant que pour l’art graphique. C’est presque un ouvrage d’utilité publique, une ouverture à la culture, à la création, à l’expression la plus noble de la pensée, une réhabilitation de la chose intellectuelle, culturelle et artistique au sein d’un monde qui glisse progressivement – mais avec force – vers la consommation aveugle de « produits culturels ». Russ Kick explique que le déclic lui est venu lorsqu’il tomba sur « Le Procès » de Kafka adapté par Mairowitz et Montellier, prenant conscience que les adaptations littéraires en bande dessinée connaissaient un nouvel essor et qu’il serait intéressant de créer une anthologie ambitieuse rendant compte de ce phénomène. D’abord envisagée en un seul et épais volume, cette anthologie prit une telle ampleur dans l’esprit de Kick et de son éditeur qu’elle finit par se concrétiser sous la forme de trois gros volumes d’environ 500 pages chacun. Kick décida d’intégrer dans ce projet des adaptations déjà existantes, mais aussi des adaptations que différents artistes réaliseraient spécifiquement pour cette anthologie, à sa demande. Si la grande majorité des dessinateurs ayant participé au « Canon graphique » sont américains, Kick a aussi demandé à quelques artistes canadiens, anglais, belges, italiens, coréens, suédois ou brésiliens de se joindre au projet : l’internationalité créatrice fait alors écho avec la nature de cette anthologie de la littérature mondiale, engendrant un ouvrage de dimension et de vision universelles. Le nombre d’artistes ayant participé à l’ouvrage est lui aussi tout à fait considérable…
Outre la qualité intrinsèque de la nature exceptionnelle de cet ouvrage, « Le Canon graphique » est d’un grand intérêt sur plusieurs points. Tout d’abord, il y a le choix des quelques 190 Å“uvres adaptées, ne se contentant pas de se porter sur les chefs-d’œuvre les plus évidents et reconnus mais mettant aussi en exergue des écrits aussi importants que méconnus. Ainsi, nous pourrons par exemple lire l’adaptation de la seule pièce de théâtre inca qui nous soit parvenu dans son intégralité, mais aussi des contes amérindiens, asiatiques, ou encore le « Popol-Vuh », livre sacré des Mayas-Quichés. Le choix de Kick n’est donc pas unilatéral, que ce soit par les nationalités ou même la forme de l’écrit fictionnel : nous n’avons pas affaire qu’au seul et omnipotent roman, mais aussi à la poésie, au théâtre, aux textes spirituels et religieux, à la philosophie… et même à quelques lettres ou écrits appartenant aux sciences humaines. Ensuite, même si quelques belles têtes d’affiche sont présentes, avec notamment Will Eisner, Robert Crumb, Hunt Emerson, Peter Kuper, Philippe Druillet, S. Clay Wilson, cette anthologie nous fait découvrir un formidable aéropage de dessinateurs moins connus issus d’éditeurs indépendants, des webcomics, ou bien venant d’autres univers que celui de la bande dessinée : au-delà du foisonnement littéraire, « Le Canon graphique » est donc aussi une belle opportunité de se rendre compte de l’incroyable éventail de styles qui existe aujourd’hui dans l’expression graphique, l’ouvrage dressant un beau portrait de la création artistique contemporaine. Autre qualité découlant directement de celle que je viens d’énoncer, ce panorama permet d’apprécier les différentes manières d’aborder une adaptation par des narrations séquentielles diverses et spécifiques : planches de bande dessinée « classiques » avec leur enchaînement de cases, mais aussi images uniques narratives, successions d’images en pleine page engendrant ladite narration, etc. Que les dessinateurs aient choisi d’adapter l’intégralité de l’œuvre choisie en la traitant en quelques planches ou qu’ils n’aient pris qu’un extrait symptomatique de celle-ci, ou encore qu’ils en aient tiré l’idée phare pour l’illustrer, chacun s’est attaché à rendre compte de la nature de l’écrit, de manière respectueuse ou décalée, mais toujours juste. Enfin, signalons que chaque adaptation est introduite par un texte d’une remarquable acuité qui présente l’œuvre et son auteur de manière contextuelle, constituant une excellente approche de la chose et permettant de connaître l’essentiel de ce qu’il y a à savoir sur le sujet, avec une petite note de fin sur chaque artiste qui est intervenu ; sans oublier une bibliographie des Å“uvres et une notice sur chaque adaptateur en fin d’ouvrage. Mais revenons maintenant sur chacun des volumes du « Canon graphique » qui reprend les chefs-d’œuvre de la littérature de manière chronologique.
Le premier volume couvre la période la plus conséquente en durée, allant de l’Antiquité à la fin du XVIIIe siècle. Définir et identifier le premier écrit littéraire de l’humanité est un peu une gageure vaine, l’ensemble des Å“uvres littéraires n’ayant malheureusement pas pu parvenir jusqu’à nous à cause de guerres, de catastrophes naturelles, de politiques fascisantes et autres réjouissances, sans compter, bien sûr, l’usure du temps sur les matériaux ayant servi de support à la pensée qui a souvent désagrégé la pensée humaine jusqu’à la réduire au néant… Malgré tout, « L’Épopée de Gilgamesh » apparaît comme l’une des premières véritables intentions littéraires qui soient apparues et qui aient survécu pour que nous puissions en rendre compte. C’est donc sur ce texte que s’ouvre « Le Canon graphique », point de départ d’une autre épopée, celle de l’expression humaine écrite racontant une histoire… Dès ce premier volume, la diversité des expressions et des traités frappe l’œil du lecteur et lui procure des plaisirs d’une grande richesse. Adaptations inattendues, drolatiques – voire iconoclastes – d’Hunt Emerson et de Vicki Nerino de « L’enfer » de Dante et de « La Femme aux deux vagins » issu des « Mille et Une Nuits », beauté poétique du conte amérindien « Coyote et les galets » vu par Micah Farritor ou de « La Reine des fées » d’Edmund Spencer adapté par Eric Johnson, graphisme puissant d’Edie Fake et de Dave Morice sur « Les Visions de sainte Thérèse d’Avila » et « Amour du roi David et de la belle Bethsabée » de George Peele, appropriations originales du « Roi Lear » et du « Sonnet 18 » de Shakespeare par Ian Pollock et Robert Berry, ou adaptation du « Don Quichotte » de Cervantès par Will Eisner : le spectacle est total et le plaisir immense…
Le deuxième volume est consacré à la littérature du XIXe siècle. Un siècle littérairement riche comme chacun le sait… On y retrouvera donc des auteurs mythiques tels que Coleridge, Jane Austen, Lord Byron, les époux Shelley, John Keats, les frères Grimm, Andersen, Dickens, Poe, les sÅ“urs Brontë, Baudelaire, Flaubert (adapté par notre ami Druillet), Whitman, Melville, Hawthorne, Hoffman, Lewis Carroll, Dostoïevski, Rimbaud, Tolstoï, Maupassant, Oscar Wilde, Stevenson, Jules Verne, etc. J’aimerais souligner personnellement la présence d’Emily Dickinson (adaptée par Dame Darcy et Diana Evans), poétesse américaine que je chéris par-dessus tout et que Russ Kick n’a pas oubliée : merci, Mister Kick, d’avoir cette belle vision et de mettre aussi à l’honneur cette femme qui reste l’un des plus grands poètes de tous les temps même si son nom continue de ne pas assez apparaître dans notre paysage littéraire normé. Côté philosophie et sciences humaines, nous pourrons lire les adaptations d’« Ainsi parlait Zarathoustra » de Nietzsche par Piero, de « De l’origine des espèces » de Darwin par Nicolle Rager Fuller ou de « Walden ou la vie dans les bois » de Thoreau par Tara Seibel… On notera que Lewis Carroll est à l’honneur (à juste titre) avec bien sûr une adaptation d’« Alice au pays des merveilles » par Dame Darcy, mais aussi son « Jabberwocky » traité avec un noir et blanc contrasté et extrêmement talentueux par Eran Cantrell, et une galerie d’illustrations en pleine page illustrant la mythologie d’« Alice ». Enfin, fait notable et remarquable, ce volume contient un extrait du poème prophétique « Jérusalem, l’émanation du géant Albion » de William Blake qui fut écrit, illustré et préparé pour l’impression par lui-même, témoignant du génie visionnaire et incandescent de ce poète et peintre qui reste à ce jour un météore transcendantal insurpassé et unique ; une fulgurance de lettres et de visions d’une puissance incommensurable : génialissime.
Enfin, le troisième volume est dédié à la littérature du XXe siècle. De grands noms sont au programme, avec entre autres H. G. Wells, Kipling, London, Joyce, Woolf, Kafka, Lawrence, Hemingway, Yeats, Colette, Wharton, Hesse, Eliot, Fitzgerald, Rilke, Huxley, Gorky, Steinbeck, Borges, Camus, Saint-Exupéry, Orwell, Beckett, Nabokov, Kerouac, Burroughs, Selby Jr., Nin, Boulgakov, GarcÃa Márquez, Ballard, etc. On remarquera la présence du polar avec Hammett, mais aussi le domaine de la pensée avec Freud, Sartre ou Umberto Eco… Plus les siècles passent et plus l’apport de la littérature se fait foisonnant ; nous avons aujourd’hui accès à un nombre considérable d’écrits et d’auteurs de tous pays, ce qui ne rend pas forcément le choix plus aisé à cause du manque de recul. Mais le XXe siècle a néanmoins engendré ce qu’on peut désormais appeler des « classiques modernes » créés par des écrivains dont l’importance s’est définitivement ancrée dans la conscience collective, jalons littéraires légitimes. De cette profusion de genres nouveaux, d’écoles de pensée et d’itinéraires spécifiques d’individus remarquables, Russ Kick a réussi à extirper des Å“uvres ayant marqué le siècle et les esprits, n’allant pas forcément et seulement vers les grandes icônes devenues stars, soucieux de rendre compte d’une variété de cultures conséquente. On appréciera le détournement aussi malin que malicieux opéré par Robert Sikoryak sur « La Métamorphose » de Kafka vue par le biais des « Peanuts » de Schulz, les superbes illustrations d’Anthony Venturaou et de Zack Smith, la savoureuse adaptation de « La Nausée » de Sartre par Robert Crumb, ainsi que les irrésistibles « revues en trois vignettes » où Lisa Brown résume une Å“uvre de manière hilarante en trois cases (!).
Pour Russ Kick, cet ouvrage « peut être considéré comme un outil éducatif, et j’espère que c’est de cette façon qu’il s’affirmera. On peut aussi espérer qu’il incitera les gens à lire les Å“uvres originales, ce qui me réjouirait. Mais, en elle-même, cette anthologie titanesque de trois volumes est une Å“uvre artistico-littéraire autonome, une fin en soi. » C’est tout ce qu’on souhaite à ce magnifique projet que je vous conseille plus que vivement de découvrir, car ce n’est pas tous les jours qu’on peut lire un pareil monument ! Bravo aux éditions Télémaque de s’être lancées dans l’aventure de l’édition française du « Canon graphique », c’était un sacré pari, un véritable challenge, mais le résultat est là , superbe, passionnant…
Cecil McKINLEY
« Le Canon graphique » : collectif
Éditions Télémaque (119,00€) – ISBN : 978-2-7533-0210-5