Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Malpasset : causes et effets d’une catastrophe » par Horne et Corbeyran
Le 02 décembre 1959, les pluies torrentielles vinrent remplir pour la première fois le nouveau barrage de Malpasset, érigé en amont de Fréjus, dans le sud de la France. Lorsque celui-ci céda soudainement, à 21h13, près de 50 millions de mètres cubes d’eau déferlèrent, ravageant campagnes et villages jusqu’à la mer, faisant 400 victimes et 7 000 sinistrés. À travers une quinzaine de témoignages de survivants, Corbeyran et Horne (déjà coauteurs chez Delcourt de « L’Homme de l’année T2 : 1431 », paru en 2013) remontent en près de 140 pages le fil d’événements qui demeurent encore, à ce jour, la plus grande catastrophe du genre ayant jamais endeuillé la France.
Somme d’un méticuleux travail, digne du récit reportage, l’album délivre (en noir et blanc) une représentation digne et sensible de la tragédie : matérialisés et contextualisés, dans une perspective sociale, économique et politique allant de 1959 à nos jours, les différents récits permettront surtout aux lecteurs actuels de prendre conscience des sacrifices endurés avec dignité par les Fréjusiens, certaines séquelles psychologiques s’exprimant encore « à cÅ“ur ouvert »…
La conception du barrage de Malpasset fut confiée à l’époque au fameux ingénieur des Ponts et Chaussées André Coyne, et à son bureau d’études (Coyne et Bellier), spécialistes des barrages-voûtes, sous le contrôle de la direction départementale du Génie rural. Mis en eau dans la vallée du Reyran en octobre 1954, Malpasset est alors un symbole de la reconstruction d’après guerre du département du Var ; le territoire, malmené et meurtri de 1939 à 1945 par les occupations Allemandes et Italiennes puis par les différents combats menant à la Libération, nécessite un équipement hydraulique digne de ce nom, permettant d’abonder les besoins agricoles et de favoriser un tourisme en plein essor.
Lors de la conception, et suite aux résultats de l’enquête et des expertises judiciaires menées à partir de 1959, de nombreux soucis d’élaboration furent constatés : topographie et géologie peu favorables (roches métamorphiques fissurées et friables), suite de sécheresse et de crue violente, temps de mesures des déformations du barrage non respecté, gardiennage sans qualifications techniques ni procédures d’alertes efficaces … Pour finir, et suite à de nouvelles pluies diluviennes fin novembre 1959, la vanne de vidange du barrage fut ouverte bien trop tardivement, ce qui entraîna mécaniquement une explosion de la voûte de l’ouvrage d’art.
La couverture réalisée par Horne initie une potentielle collection BD reportage dédiée chez Delcourt aux grandes catastrophes. S’inspirant de certaines des photographies prises à Fréjus au moment du drame par Jean-Paul Vieu (correspondant local du journal Nice-Matin), le visuel en restitue la « morbidité silencieuse » (aucun survivant, ni aucun cadavre n’est présent) et l’ampleur destructrice (murs arrachés et effondrés, blocs de ciments épars, eaux stagnantes). Souvent présentée sous le signe de la bonne humeur comme le symbole d’une époque et d’un art de vivre, la Citroën 2 CV n’est plus ici qu’une épave automobile éventrée, dont la portière ballante nous invite inconsciemment à imaginer un ou plusieurs passagers emportés et noyés par les flots en furie.
Assez récemment (janvier 2013) « relancée » par une vive polémique (selon d’hypothétiques archives est-allemandes, la catastrophe aurait pu être causée par un attentat du FLN algérien… ; rumeur démentie par l’historien Benjamin Stora), l’affaire du barrage de Malpasset s’accorde selon la couverture au miroir des consciences de l’Histoire du XXe siècle. Des causes aux effets produits, se pose pour les survivants une éternelle question : comment se reconstruire après avoir tout perdu ?
Ancrée dans ce point de vue relativement fataliste, la couverture n’ouvre sur aucune perspective : horizon bouché, habitat et moyen de déplacement détruits, absence de toute humanité et donc de tout secours ou solidarité (accents sur lesquels les témoins interviewés, à l’inverse, feront porter leurs espoirs et leur salut). Le titre, inscrit en lettres capitales rougeoyantes, pour ne pas dire sanguinolentes, frappe et « inonde » le cadre telle une malédiction ou l’intitulé d’un film horrifique, selon un code icono-visuel induit par le début du toponyme. Le Mal… Le sous-titre (entre parenthèses, chose rare) ainsi que la bichromie induiront un récit du temps passé, souligné par la présence d’un véhicule emblématique mais daté. C’est de ce lien ténu, filé vers une époque révolue et un drame aujourd’hui oublié ou ignoré de la plupart, que résultent assurément la gravité mais aussi la réussite du propos – éclairant et pédagogique – de l’album.
Interrogé à propos de la genèse de ce visuel, le dessinateur Horne précise : « J’étais parti sur l’illustration du seul bâtiment resté debout prêt de l’arène (couverture 01), le moulin brûlé, qui n’a pas été retenu. J’avais aussi eu l’idée des portraits des survivants, puis celle d’un reflet de Fréjus après la catastrophe, les pieds dans l’eau (couverture 02)… Le contraste est saisissant entre l’eau redevenue calme, pourtant elle-même cause des dégâts reflétés. J’ai donc préparé une longue image (couverture finale), avec un détail de la catastrophe et de son reflet. Delcourt a choisi le cadrage : après plusieurs essais, on a ainsi décidé de mettre la ville en ruine en avant, de manière plus lisible. La 2 CV permet de situer ce livre dans le temps : le début des années ‘60. »
Philippe TOMBLAINE
« Malpasset : causes et effets d’une catastrophe » par Horne et Corbeyran
Éditions Delcourt (18, 95 €) – ISBN : 978-2756047232
Pour aller plus loin :
Les photos de cet article sont issues du site :
http://www.pebrier.com/param/Fonctions/Saint%20Aygulf/saint_aygulf_Malpasset.php
Actualités liées au drame : http://www.ina.fr/video/CAF94004345