Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Thorgal T6 : La Chute de Brek Zarith » par Grzegorz Rosiński et Jean Van Hamme
Nous effectuons cette semaine l’un de ses sauts temporels qu’affectionnent tant nos lecteurs, au sein d’une planche issue, comme il se doit, d’un classique du 9ème art. Évoquons donc le 6ème tome de la série « Thorgal », lequel vient clore une aventure haletante entamée depuis 1982 dans le tome 4, « La Galère noire » : le héros tente d’y rejoindre sa chère et tendre Aaricia, retenue prisonnière dans l’inquiétante forteresse du cruel Shardar-le-puissant, le vil souverain d’une contrée lointaine nommée Brek Zarith. À la 46ème page de ce 6ème album, l’angoissant épilogue crescendo – imaginé par Jean Van Hamme et dessiné par Grzegorz RosiÅ„ski – profite d’un savoureux enchaînement de cadrages amorçant la « Chute »… Telle qu’annoncée dès le titre de couverture !
Prépubliée à partir du Journal de Tintin n°386 (1er février 1983) dans sa version française, « La Chute de Brek Zarith » (paru en juin 1984) est pour plusieurs raisons un album-clé dans la saga Thorgal. Comme l’explique lui-même RosiÅ„ski dans la récente et dense monographie que lui a consacrée Patrick Gaumer (« RosiÅ„ski », éditions du Lombard 2013, page 170. Voir aussi pages 239-240), cet album fut en effet le tout 1er dessiné par RosiÅ„ski en Belgique, après avoir littéralement fui avec sa famille le régime communiste et militaire instauré en Pologne. Rappelons que le 13 décembre 1981, afin de contenir l’opposition syndicale et les divers mécontentements, le général Jaruzelski a déclaré la loi martiale. Tout courrier en provenance du bloc Ouest est intercepté, lu ou censuré…. En mars 1982, Van Hamme et les éditions du Lombard arrivent donc enfin à régulariser la situation de cet auteur devenu émigré, et qui s’installera plus tard (en 1989) dans le Valais suisse : RosiÅ„ski dessine « La Chute de Brek Zarith » en un temps record (environ trois mois) et dévoile dans les dernières pages un personnage majeur de la série : Jolan, le propre fils de Thorgal !
De manière assez surprenante, ce 6ème album met donc en scène un héros passablement occupé à rejoindre une famille lointaine, tout en déjouant les pièges tendus par un cynique despote rendu fou et sanguinaire après des années d’exercice extrême du pouvoir. Une curieuse mise en abyme symbolique de la triste réalité vécue directement par les auteurs…
Page 46, 44ème planche : après avoir échappé plusieurs fois à la mort en poursuivant son ennemi juré, ravisseur de sa femme et de son fils, Thorgal a rejoint le fourbe Shardar et le menace de son arc : ceci au moment même où Aaaricia, pourtant ligotée au-dessus du vide, a réussi à lui faire un croche-pattes. Ainsi débute la chute, dans une 1ère case en contre-plongée où se distinguent uniquement les éléments primordiaux : le haut de la falaise rocheuse, le ciel bleu, le corps déséquilibré du tyran (lequel vient d’échapper son couteau) et la blanche jeune femme, toujours attachée par les bras à une souche au-dessus de l’abîme. Naturellement, la forme verticale de la vignette intensifie la rapidité de l’action en cours.
Théoriquement, le lecteur aurait pu en déduire que s’en était enfin fini du grand méchant : et pourtant non ! Car, en glissant vers la droite, notre regard vient de saisir l’un de ces innombrables rebondissements improbables qui ont fait et font encore depuis des décennies la joie des illustrés « à suivre… » ou des cliffhangers d’épisodes tv. En cases 2 et 3, à peine séparées par un intercase diagonale, la main de Shardar a réussi in extremis à saisir la cheville d’Aaricia : sous ce poids, la branche menace de rompre. En plein suspense, notre Å“il saisit au vol le cri prononcé par Thorgal, dans une bulle se situant à la jonction des cases 2,3,4,5 et 6, distribuées comme autant d’instantanés quasi simultanés. Case 4 (en plongée cette fois-ci), Shardar lance un ultime cri de rage à Aaricia, prédisant leurs chutes communes : de fait, le « puissant Shardar » se trouve déjà en contrebas, tandis que le duo Thorgal/Aaricia domine le théâtre de cette scène aventureuse. Cependant, alors que nous retournons retrouver case 5 Thorgal (plan moyen), nous comprenons que celui-ci a anticipé les risques : ayant déjà jeté arc et flèches au sol, ayant par ailleurs crié à la jeune femme de ne pas bouger (dans une bulle qui a donc DEJA été lue par la majorité des lecteurs), le héros semble disposer physiquement sur cette planche d’une petite longueur d’avance. Cela lui permet donc – assez vraisemblablement cette fois-ci – d’arriver à temps pour saisir la corde au vol, lorsque la branche se rompt : case 6, de nouveau en contre-plongée, la fatalité perçue (un « Crac » auquel répond le rire sardonique du méchant) est par conséquent déjà déjouée visuellement. Case 7 (insert entre les cases 5 et 8), la main ferme et agile de Thorgal a précisément empoigné la corde. Case 8, dans une plongée portant bien son nom : Thorgal (habillé de noir) retient Aaricia (habillée de blanc) par les mains. Devant leur caractère uni et complémentaire, l’antagoniste ne peut que disparaître, emporté vers les flots en contrebas, dans sa propre folie et au travers d’un ultime ricanement… Case 9, un plan éloigné et silencieux illustre les émouvantes retrouvailles romantiques du couple Thorgal/Aaricia, enfin enserré sur un fond maritime environné de ciel bleu. Tout est bien qui fini bien…
Angles de vue opposés, jeu de la dramatisation et des péripéties, accélération du rythme et simultanéité narrative sont parfaitement mises en scène par Van Hamme et RosiÅ„ski : au centre de la planche, Thorgal s’élance, renvoyant les vues en plongées (cases 4 et 8 : vue subjective où notre regard de lecteur sera remplacé par le geste salvateur du héros) dans les deux coins opposés (en haut à droite et en bas à gauche) et s’efforçant donc de sauver celle qu’il aime (cases situées sur la diagonale de lecture haut-gauche/bas-droit). Entravée puis libérée, la belle Aaaricia connote cette réussite éternellement digne de la geste héroïque…
Philippe TOMBLAINE
« Thorgal T6 : La Chute de Brek Zarith » par Grzegorz Rosiński et Jean Van Hamme
Éditions du Lombard, 1ère édition en 1984 (12, 00 €) – ISBN : 978-2803604517
Merci pour cette intéressante analyse. On a beau dire, il me semble que l’association Van Hamme-Rosinski fonctionnait particulièrement bien. Je leur tire mon chapeau, même si les meilleures années semblent loin derrière.