Juan Manuel Cicuéndez

Quelques semaines avant José Ortiz, un autre auteur espagnol s’en est allé avec une telle discrétion que l’information vient seulement de traverser la frontière. Né en 1939 à La Puebla de Almoradiel, paisible village de la Mancha (dans la région de Tolède), Juan Manuel Cicuéndez Ortega, décédé le 7 septembre 2013, appartient à la catégorie de ces dessinateurs discrets dont le trait immédiatement reconnaissable est pourtant familier aux lecteurs de bandes dessinées. Malgré l’opposition de sa famille, le jeune homme, élève médiocre, décide d’abandonner ses études madrilènes pour se lancer dans la bande dessinée à l’âge de 17 ans.

Il publie ses premières histoires dans l’hebdomadaire Clarín, puis travaille en compagnie de Manuel López Blanco (1924-1992) qu’il assiste sur ses divers travaux (« Huracan », « El Principe de Rodas », « Capitan Martin »…). À partir de 1960, il publie ses histoires personnelles dans les revues 3 Amigos, Baladin, Chicas…, tout en travaillant pour Ferma, maison d’édition populaire de Barcelone créée en 1954 par Juan Fernandez Mateu (dans les revues Colosos del Oeste, Sendas salvajes/Sendas del Oeste, Combate/Combate blindado, Grandes Batallas, entre 1964 et 1965) ou encore les éditions Boixher jusqu’en 1970 (dans Cascos de Acero, Cuentos Graficos Boixher, Oeste…).

Comme bien d’autres dessinateurs ibériques, il collabore dès le milieu des années soixante aux magazines britanniques, principalement ceux de la Fleetway, dans Eagle et Hotspur pour lesquels il réalise des histoires de guerre.

En 1963, sa carrière francophone s’amorce avec la publication de sa première « Belle histoire de l’Oncle Paul » proposée dans le numéro 1341 de l’hebdomadaire Spirou.

« S.O.S. Vancouver », bien entendu écrite par Octave Joly titulaire de la série, raconte l’histoire héroïque du capitaine Fred Morrisson qui, grâce à son courage, a sauvé de la destruction la ville de Vancouver menacée par l’incendie qui s’est déclaré à bord de son pétrolier, l’Argus.

Premier flirt prometteur avec le célébrissime Oncle Paul puisqu’il poursuivra cette collaboration jusqu’à la disparition de la série en 1980, année où est publié son ultime récit : « Les Shoshones attaquent », dans le numéro 2184 de Spirou.

Un exemple d'« Oncle Paul » dessiné par Juan Manuel Cicuéndez.

Notons qu’Octave Joly écrira encore pendant quelques mois, dans la veine didactique, avec « L’Histoire en mille morceaux », planche unique signée Doughty (?).

Au cours de ces dix-sept années de présence ininterrompues dans l’hebdomadaire des éditions Dupuis, Cicuéndez aura livré 168 récits, dont certains seront publiés dans les albums consacrés aux « Histoires de l’Oncle Paul », à partir de 1974, par l’éditeur belge dans la collection L’Histoire en bandes dessinées.

Notons que les microéditions la Vache qui médite (Voie des Cuirassiers, 16 B — 1300 Wavre, Belgique) proposent, à leur tour, une série d’albums à tirages limités reprenant les récits dessinés par Cicuéndez (et de ses confrères), dans le cadre de leur monumentale réédition de l’ensemble des histoires écrites par Octave Joly pour son cher Oncle Paul.

Autre exemple d'« Oncle Paul » dessiné par Juan Manuel Cicuéndez.

Juan Manuel Cicuéndez tentera de s’évader de ses histoires vraies avec la publication des « Trafiquants d’ébène ».

Ce récit est écrit par Fernán, alias José Lopez Fernandez, lui aussi dessinateur régulier des « Oncle Paul » (né en 1931 à Madrid).

Publiée en 1968 par Spirou, cette remarquable histoire ayant pour thème la traite des noirs obtient un prix Saint-Michel, mais ne connaît curieusement pas de suite.

« Les Mayas », traduit dans Spirou.

Abandonné par son éditeur belge, Cicuéndez revient au marché espagnol où il retrouve son compatriote Fernán.

Ce dernier lui écrit « Los Mayas », une longue histoire publiée en 1974 dans le magazine Piñón (traduction en 1980 par les éditions Dupuis, dans l’hebdomadaire Spirou) et « Las Aventuras de Sammy » dans Gente menuda (en 1976), Bumerang (1978).

Un peu plus tard, il collabore aussi aux revues Blue Jeans (1979) et Mortadelo (1982).

En 1979, il signe « La Estampida del Oro » écrit par Lacasa et publié dans Grandes Aventuras chez Esco, éditeur pour lequel il avait déjà collaboré dans la revue El Acordeón (en 1976) et au collectif « Historias fantasticas de ciencia ficcion », en 1978.

« La Estampida del Oro » dans Grandes Aventuras.

Parallèlement, il continue d’alimenter le marché belge avec, en 1968, la création des « Mercenaires du ciel » et du « Chevalier noir », deux séries où se mêlent Histoire et aventure qui sont publiées sous forme de récits complets par Tintin.

Écrits par Yves Duval, par ailleurs scénariste omniprésent des histoires authentiques proposées par l’hebdomadaire des jeunes de 7 à 77 ans (1), « Les Mercenaires du ciel » a pour héros le capitaine William « Doggy » Fletcher, ayant la charge d’une escadrille composée de pilotes européens dont Smith et Travers, deux jeunes aviateurs anglais, Otto von Dietrich, ancien as de la chasse allemande…

Démobilisés après le premier conflit mondial, ils partent pour la Chine afin de venir en aide avec leurs avions au jeune gouvernement républicain.

« Les Mercenaires du ciel » en espagnol.

Bénéficiant lui aussi d’un scénario d’Yves Duval, « Le Chevalier noir » entraîne ses lecteurs au temps de Charles le téméraire. Pédro Da Silva, alias le Chevalier noir, est un géant à la peau noire qui sert le bourguignon auprès duquel il affronte les troupes du roi Louis XI. Deux séries à la lecture agréable qui se poursuivent dans les pages de Tintin jusqu’en 1983, hélas sans profiter du moindre album de la part des éditions du Lombard, alors que notre dessinateur enlumine, en 1981 et 1983, les deux premiers chapitres de « L’Épopée des croisades », encore une série historique d’Yves Duval restée sans suite dans la version française de Tintin.

En 1987, Cicuéndez signe neuf épisodes de 64 pages des aventures de Tim Taylor pour les éditions Lug, destinés au pocket Rodéo, et réédités en 2002 par Spécial Rodéo. Ultime collaboration avec la bande dessinée francophone, ce western dans la plus pure tradition Bonelli est écrit par Mez, alias A. Gomez Cerdá.

Épuisé par ces échecs successifs auprès des éditeurs de bandes dessinées, Juan Manuel Cicuéndez se tourne vers l’illustration, plus particulièrement dans le domaine de l’aviation.

Devenu un spécialiste du genre, il illustre « Un jovien museo : el de aviación » pour le Musée aéronautique en 1989, puis « Guerra aérea sobre el Marrueco Espanol, 1913/1927 » l’année suivante pour le Musée de l’air.

Il collabore aux revues Aventúrate (1990) et Aeroplano, puis dans Aeronautica e Astronautica où il dessine « Efemerides Aeronauticas » de 1995 à 1997 et anime « Imágenes de la Aeronáutica Española » (scénario de Gomez Cerdá) pour le Musée de l’Air.

On lui doit aussi les illustrations de « Una historia en la Historia » (1988), « Aura gris » (1988), « Concierto de libertad » (1989), « El sol no se detiene » (1991), « Aventuras de Nico » (1992), « El Tesoro del barco fantasma » (1994)…

« Imágenes de la Aeronáutica Española ».

Retour à la bande dessinée avec la publication d’histoires à thèmes religieux : « Don Bosco » scénarisé par Antonio Perera en 2001 (traduit en français « Don Bosco, notre ami » par les éditions Don Bosco, en 2012), puis « El Chatarrero de Dios » en 2003, enfin « Eugenio de Mazenod » en 2004. Ces ouvrages seront traduits en plusieurs langues, principalement dans les pays de l’Est.

Il est aussi l’auteur, en 1998, de « Castilla-la Mancha, una aventura » (scénario Angel Flores et Antonio Perera), bande dessinée d’une centaine de pages destinée à sa région natale. Condamné à une retraite anticipée causée par la crise que connaît l’Espagne, il illustre de temps à autre des ouvrages pédagogiques (comme « Biografías Salesianas », en 2001) jusqu’à sa disparition brutale en septembre dernier.

Bien qu’absent des ouvrages spécialisés, Juan Manuel Cicuéndez a mené une carrière honnête et riche en respectant toujours ses lecteurs.

Ses histoires témoignent d’une solide documentation — et il en faut pour animer 168 Oncle Paul — où décors, uniformes, engins de tous genres sont soigneusement reproduits.

Le trait, parfois un peu rugueux, est alerte, les personnages solidement campés, seuls les décors souffrent parfois d’un manque de précision. Il appartient à cette tradition d’auteurs réalistes espagnols qui a permis à plusieurs générations de créateurs d’exporter leurs travaux bien au-delà de la frontière des Pyrénées.

 Henri FILIPPINI

Relecture, notes et compléments, recherches iconographiques et mise en pages : Gilles Ratier

Merci aux sites : http://www.art-cicuendez.com et http://www.tebeosfera.com pour leurs précisions bibliographiques et pour certaines images que nous n’avons pas hésiter à reprendre pour illustrer convenablement cet article.

     (1) Juan Manuel Cicuéndez commence d’ailleurs dans Tintin par illustrer une histoire authentique d’Yves Duval en 4 pages : « L’Embrasement du mont Pelé », au n° 46 de 1977 dans la version belge. Il en dessinera ensuite 6 autres, entre 1979 et 1983, qui seront publiées indifféremment dans les éditions belges ou françaises, ou encore dans le trimestriel Super Tintin.

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