Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Blake et Mortimer T22 : L’Onde Septimus » par Antoine Aubin, Étienne Schréder et Jean Dufaux
Incontournable événement de fin d’année, la parution d’un nouvel album de « Blake et Mortimer » n’en est pas moins l’occasion régulière offerte à beaucoup de s’interroger sur la pertinence des reprises et récits successifs. Avec « L’Onde Septimus », les attentes sont encore montées d’un cran, dans la mesure où Jean Dufaux et Antoine Aubin s’attaquaient à un monument du genre : offrir une suite digne de ce nom à rien moins que « La Marque jaune », chef-d’œuvre absolu d’E.-P. Jacobs et de toute la bd franco-belge, parue en 1956 ! Sous un angle plus psychologique, ce 22ème album s’avère sans doute plus lent et moins passionnant que son illustre prédécesseur : mais la grande originalité du scénario, qui sait multiplier les références, les pistes de réflexion et la mise en abîme de tout un univers Ligne claire, offre toutefois un cadre majeur au colonel Olrik, devenu le véritable antihéros de la série, comme le souligne l’impressionnante couverture…
« L’Onde Septimus » se situe quelques mois après le dénouement de « La Marque jaune », vraisemblablement début juin 1953 (la scène d’ouverture montrant la parade d’anniversaire de la reine Elizabeth II). L’affaire qui a secoué Londres continue d’affecter profondément ses protagonistes. Le Professeur Philip Mortimer tente de recréer le télécéphaloscope, qu’il espère pouvoir mettre au service de la psychiatrie. Quatre admirateurs du Professeur Jonathan Septimus, le Lieutenant McFarlane, Lady Rowana, le banquier Oscar Balley et le Professeur Evangely, tentent également de recréer la machine. Quant à Olrik, il a trouvé refuge chez Miss Lilly Sing, où seuls les injections de morphine de son dévoué Tuog lui permettent d’oublier les tourments que lui a fait subir Septimus…
Ce nouvel album aurait dû initialement être réalisé par le scénariste Jean Dufaux – nouveau venu parmi les repreneurs de la série – en compagnie du dessinateur Philippe Würm, les deux hommes collaborant déjà ensemble sur la série « Les Rochester » (6 albums publiés chez Casterman puis Dupuis entre 2001 et 2009 ; la série se poursuivra… chez Glénat). Trois planches, dont les deux que nous reproduisons ici, avaient été soumises à l’éditeur dès juillet 2009, puis montrées ultérieurement sur Internet sur le blog du coloriste Benoit Bekaert : ce projet initial, bien que repoussé par l’éditeur Dargaud en septembre 2009, fournira les germes du présent album dans la mesure où il se voulait déjà être une suite de « La Marque jaune ». Philippe Würm est également l’auteur d’une carte de vÅ“ux 2013 reprenant les principaux acteurs de l’aventure londonienne : son talent étant manifeste, il n’est pas improbable de retrouver bientôt cet auteur sur la série…
Le scénario développé par Dufaux est donc illustré méticuleusement par Antoine Aubin, déjà auteur avec Jean Van Hamme en 2010 du second tome de « La Malédiction des trente deniers », suite au décès de René Sterne en novembre 2006. Dans cette chronologie perturbée, Aubin avait vu ses crayonnés encrés par Étienne Schréder, cet auteur à part entière ayant prêté plusieurs coups de mains notables, dont un à Bernar Yslaire sur « Sambre » et un autre à … Ted Benoît pour « L’Étrange Rendez-vous » (11e titre de la série, paru en 2001). Pour « L’Onde Septimus », en raison du retard pris par Aubin et des impératifs de publication, Schréder a vu son travail s’accroître déraisonnablement : encrage des décors sur les premières planches, des décors et personnages sur les suivantes, puis réalisation seul des quatre dernières planches ! Nul doute que cette masse de travail est venu entacher la seconde partie de l’album, dont le rythme qualitatif scénaristique et surtout graphique (décors moins aboutis) pâtit à vue d’œil, en dépit de l’incontestable talent des auteurs…
Quid de la couverture ?
Fut d’abord présenté par l’éditeur un avant-projet quasi finalisé depuis mai 2013, ce rough étant complété d’une mise en couleurs brique fin août. Ce projet de couverture reprend ouvertement une case de la planche 50 de l’album mythique « La Marque jaune », tout en en modifiant l’angle de vue et des détails du décor. Comme le soulignera la version finalisée du premier plat, montrée officiellement par l’éditeur à la mi-septembre, l’accent principal est accordé au supplice subi par Olrik, devenu le protagoniste principal : pour la première fois dans la série, ni Blake ni Mortimer ne figurent effectivement en couverture, outre l’éternel portrait du bandeau-titre annonçant leurs aventures ! Ici, l’atmosphère électrique et glaçante de cet univers aliéné ou aliénant semblera symbolique. Si la couverture se rapproche d’un univers sombre « à la » Batman (« 2, le défi », par Tim Burton en 1991), l’éditeur ou les auteurs ont peut-être hésité à reprendre une composition (personnage en contrebas d’une structure métallique et de « sphères/atomes ») déjà croisée en couverture du tome 1 des « Sarcophages du 6ème continent » (par Yves Sente et André Juillard, 2003). L’onde évoquée dans le titre est également et inconsciemment électrique – bleutée, là où la Marque était jaune. De cette association maléfique et science-fictionnelle entre l’onde méga (susceptible de transformer un humain en cobaye docile) et son créateur, le docteur Septimus, découle une logique inversée : tel un miroir faussé, cette couverture agit à l’inverse de celle de « La Marque jaune » : teintes chaudes opposées aux couleurs froides, site extérieur et lieu-prison intérieur, héros isolés ou ennemis démultipliés, menace inconnue (hors-champ) contre un danger pluri-dévoilé…
Les références des auteurs sont multiples mais logiques : nous retrouvons sur Olrik une marque jaune agissant tel un logo emblématique, conférant au personnage un statut devenu plus duel que jamais (héros, antihéros voire super-héros ?), renvoyant autant au Mal incarné (« M le Maudit » par Fritz Lang en 1931 ; la série de trois films « Docteur Mabuse »… par Lang de 1922 à 1960) qu’à une réflexion plus large sur l’assujettissement de l’individu (le M de « Metropolis », autre film plus que célèbre de… Lang en 1927). Ce M se répercute dans le nom Septimus (le septième en latin) et sans doute plus inconsciemment dans les structures métalliques ou les différents parapluies visibles en arrière-plan.
La « M »ultiplication du personnage de Septimus nous renverra d’évidente manière au thème du clonage mais aussi – selon les goûts – soit à la multiplication des indestructibles agents Smith dans la saga « Matrix » (toujours le M… ; films d’A et L. Wachowski, 1999 à 2003), soit aux toiles surréalistes du Belge René Magritte, dont l’inratable « Golconde » de 1953. Dans ce tableau, la « pluie » d’hommes au chapeau melon, vêtus de gris foncé, était devenue pour l’auteur une métaphore de la condition humaine au XXe siècle, le symbole de la perte d’identité individuelle et de la banalité monotone du quotidien. Précisons que le titre Golconde ne s’explique pas autrement que par une référence à l’ancienne ville indienne de Golkonda, réputée pour ses exceptionnels gisements de diamants blancs.
Rajoutons à ce premier tableau une autre toile de Magritte intitulée « La Reproduction interdite » (1937) où le miroir s’affranchit des lois physiques les plus élémentaires (y figure aussi une référence à Edgar Poe). De même, Olrik peut être considéré dans le présent visuel comme une image pervertie de Septimus, l’un et l’autre rêvant de dominer le monde en multipliant leurs sbires ou leur esclaves, et en voulant façonner une nouvelle humanité « à leur seule image ». Unicité et pluralité surnuméraire peuvent aussi laisser supposer une contamination de l’espace, un virus mutant (une Septimus-septicémie en quelque sorte !) dont le corps-cellule d’Olrik (inscrit dans un cercle) essaierait tant bien que mal de se débarrasser…
Dans ce monde figé mais désordonné, l’inconscience prédomine : Olrik, ici montré tel un condamné à mort sur sa chaise électrique, est devenu le clone du « Désespéré » de Courbet (peinture de 1843), sa situation évoquant la détresse psychologique, entre rêve et cauchemar, fiction et réalité (voir la question « Olrik est-il devenu fou ? » posée en couverture du magazine dBD n° 79 de déc./janvier 2013/2014). Mais cette folie reproductive témoigne étrangement du propre périple des auteurs, contraint de reproduire au mieux personnages, trame et univers jacobsiens afin de répondre – dans les temps – aux désidératas de l’éditeur !
Si aucune version alternative de la couverture française de « L’Onde Septimus » n’a pour le moment été révélée, nous avons par contre pu prendre connaissance de différentes proposées par Antoine Aubin pour une édition spéciale de la FNAC au Portugal. Toutes sont des déclinaisons plus ou moins réussies de certaines cases ou de divers moments clés de l’album. Le visuel comportant les Septimus démultipliés est également remis à l’honneur en couverture du dossier de presse de l’album édité par Dargaud.
Précisons, pour achever cet article, que Jean Dufaux a imaginé depuis le départ une suite en deux parties à cet album, pour ce qui deviendrait alors une trilogie. En dépit des quelques faiblesses finales de « L’Onde Septimus », parions que le méticuleux éditeur et directeur de collection Yves Schlirf devrait lui donner raison (assortie d’un temps de réalisation suffisant !) au regard des bonnes ventes enregistrées par ce premier opus. Attention toutefois à l’accélération du rythme productif des albums (un par an, si ce n’est deux à l’avenir), le prochain, par Sente et Juillard, étant naturellement prévu pour décembre 2014 : il s’agira d’un récit d’espionnage se déroulant à Londres en 1944, avant « Le Secret de l’Espadon », et où Olrik sera de nouveau présent. La multiplication et le clonage à outrance, onde marketing dévastatrice oblige, conduirait de l’avis de beaucoup à la disparition définitive des personnages : « L’Onde Septimus », de ce point de vue, sonnerait-elle comme un sinistre présage ?!
Philippe TOMBLAINE
« Blake et Mortimer T22 : L’Onde Septimus » par Antoine Aubin, Étienne Schréder et Jean Dufaux
Dargaud et Blake & Mortimer (15,25 €) – ISBN : 978-2870971895