Dix ans après la parution de « Résurrection », la première partie d’un diptyque accouché dans la douleur, voici enfin « Révélations » : conclusion du dernier récit du regretté Philippe Tome, décédé alors qu’il travaillait sur les dernières pages de son scénario. Les éditions Dupuis proposent, enfin, l’intégralité de cette aventure magistralement dessinée par Dan Verlinden, digne successeur de ses deux prédécesseurs : Luc Warnant et Bruno Gazzotti.
Lire la suite...« Jack l’Éventreur » T1 et T2 par Jean-Charles Poupard et François Debois
S’il est bien un serial killer entré à la fois dans les annales du crime et dans la légende, c’est bien l’insaisissable Jack l’Éventreur (Jack the Ripper), qui assassina au moins cinq prostituées à Londres (quartier pauvre de Whitechapel) à partir de 1888. Les deux albums réalisés en 2012 et 2013 aux éditions Soleil (collection 1800) par le jeune dessinateur Jean-Charles Poupard (né en 1985) et le scénariste François Debois emboîtent le pas aux théories les plus complexes concernant l’identité de l’énigmatique criminel. Dans leur récit comme dans la réalité, à Scotland Yard, l’inspecteur Frederick Abberline et son équipe mènent l’enquête. Entre lettres anonymes, dénonciations calomnieuses, milices qui font la loi et le peu d’indices recueillis au fil des virées nocturnes, ses déductions vont s’engager sur des chemins aussi inattendus que sinistres… Y’a-t-il finalement un seul ou plusieurs meurtriers potentiels ?
Les couvertures imaginées pour ce récit dédoublé restituent au plus juste une image constitutive de la mémoire collective : celle, primordiale, d’une ruelle pavée sombre, crasseuse, lugubre, où le brouillard (smog) et la nuit londonienne parachèvent un cadre mortifère. C’est littéralement « Minuit, l’heure du crime ! » comme le suggèrent l’ambiance policière, l’heure du cadran de Big Ben (fameuse horloge en service depuis 1859) et le sang s’écoulant sur le sol au premier plan. Au second plan, un fiacre (cab) s’éloigne, emmenant son noir passager vers une destination inconnue et contraire à la bonne marche des événements (sortie amorcée vers le hors-champ gauche du visuel). La couverture du second album choisit pour sa part de présenter frontalement son sujet principal, selon une représentation devenue là encore archétypale : un homme assez grand et massif, portant une barbe noire et un haut de forme, des vêtements de qualité et une sacoche en cuir lui permettant aussi bien d’emmener ses lames et couteaux… que de remporter les organes de certaines de ses victimes. En arrière-plan et sur les cotés, l’adjonction de détails comme les mâts des navires, la Lune, les nuages, la brume et les bougies connotent en en tout littéraire une atmosphère (digne de Poe, de Stevenson, de Conan Doyle ou de Sue…) propice au récit de voyage et au genre Fantastique autant qu’à l’enquête criminelle.
Adaptés ou narrés en littérature depuis 1928 et au cinéma depuis 1929 dans plus d’une vingtaine de films, l’incroyable déroulement des faits comme les différentes hypothèses sur l’identité réelle de l’Éventreur auront donné lieu à des œuvres devenues à leurs tours incontournables de cette mythologie victorienne multi-référentielle : il nous faudra donc citer aussi bien les films « Sherlock Holmes contre Jack l’Éventreur » (« A Study in Terror ») de James Hill en 1965 (l’idée sera reprise en 2009 pour un jeu vidéo édité par Frogwares) et « From Hell » (2002) d’Allen et Albert Hughes ( Johnny Depp y joue le rôle de l’inspecteur Abberline), adaptation de la célèbre bande dessinée homonyme d’Alan Moore et d’Eddie Campbell. Il faut évoquer également, coté 9e art, l’album « Jack l’Éventreur » (série Sherlock Holmes) par André-Paul Duchâteau et Stibane (Éditions Claude Lefrancq, collection BDétective 1994) et la présence du tueur dans l’immanquable saga « Peter Pan » de Régis Loisel (Vents d’ouest, 1990 à 2004). Parmi les essais notables, listons celui d’André-François Ruaud et Julien Bétan, « Les Nombreuses Morts de Jack l’Éventreur » (Les Moutons électriques, 2008), « Le Livre rouge de Jack l’Éventreur » par Stéphane Bourgoin (Éditions Grasset, 1998) ainsi que le remarqué « Jack l’Éventreur : affaire classée – Portrait d’un tueur » de Patricia Cornwell (éditions 2 Terres, 2003).
Dans la plupart de ces œuvres ou essais, « l’histoire officielle » sert de cadre et de moteur à une théorisation du crime en série, souvent appuyée par une combinaison de recherches historiques sérieuses, de folklore et de pseudohistoire. Rappelons donc à notre tour les faits : depuis l’assassinat de Mary Ann Nichols, retrouvée égorgée et éventrée à Whitechapel le 31 août 1888, les attaques successives attribuées à l’Éventreur concerneront typiquement des prostituées des bas-fonds (on compte 5 victimes avérées mais au moins 3 autres victimes, tuées entre 1888 et 1891 dans des conditions analogues, pourraient être rajoutées à ce bilan morbide). Toutes auront la gorge tranchée avant de subir des mutilations à l’abdomen ; le retrait d’organes internes pour au moins trois des victimes conduira rapidement à théoriser que l’assassin possédait des connaissances en anatomie ou en chirurgie. La rumeur selon laquelle les meurtres étaient connectés s’intensifia encore en septembre et octobre 1888, lorsque des lettres écrites par une ou des personnes prétendant être l’assassin furent reçues par les agences de presse et Scotland Yard. La lettre nommée « From Hell », reçue par George Lusk, président du Comité de Vigilance de Whitechapel, était accompagnée d’une moitié de rein humain, prétendument celle de l’une des victimes. Principalement du fait du caractère particulièrement brutal des meurtres, et à cause du traitement des événements par la presse, le public en vint de plus en plus à croire à un tueur en série unique connu notamment sous le nom de « Jack the Ripper ». Ce fameux surnom, retenu par l’Histoire, trouve également son origine dans une lettre appelée « Dear Boss », reçue le 27 septembre 1888 par la Central News Agency : elle ne sera néanmoins jamais authentifiée comme étant réellement de la main du tueur… Comme on le sait, et jusqu’à nos jours, différents suspects et noms notables seront visés pour ce rôle démoniaque : le prince Albert Victor (petit-fils de la reine Victoria, qui aurait fréquenté des prostituées à Whitechapel), Sir William Gull (chirurgien de la reine), le peintre Walter Sickert (thèse développée par Patricia Cornwell), le barbier polonais George Chapman, le négociant en coton James Maybrick … ou l’inspecteur Abberline !
Comme l’illustrent finalement les couvertures faisant l’objet de notre article, les meurtres de l’Éventreur marquèrent incontestablement un tournant important dans le traitement du crime par les journalistes et les médias. Le sujet était à vrai dire idéal pour un traitement illustré un une des périodiques, des dimes novels comme des pulps, afin de « couvrir » une affaire aux retombées financières juteuses. Bien qu’il ne s’agisse pas du premier tueur en série de l’Histoire, l’affaire de Jack l’Éventreur fut la première à susciter une frénésie de lecture mondiale. L’invention et l’adoption de surnoms pour désigner les tueurs devinrent un standard dans la pratique médiatique avec des exemples tels que l’Homme à la Hache de la Nouvelle Orléans (1918), l’Étrangleur de Boston (1962), et le Sniper de Beltway (2002).
Concluons avec un entretien accordé par François Debois (F.D.) :
Afin de mieux vous connaitre, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur vous et sur votre parcours ?
F.D. : J’ai 38 ans, j’ai vécu une bonne partie de ma vie en Bretagne avant de venir vivre en région parisienne. J’ai toujours été passionné par les comics américains, et j’ai commencé à écrire et dessiner des histoires de super-héros quand j’étais enfant. Dans les années 1990, j’ai intégré une association d’auteurs amateurs, Sugar Comga, pour monter des projets de fanzinat conciliant comics, manga et franco-belge. Et puis j’ai eu l’opportunité, sous l’impulsion de Jean-Luc Istin, de publier mes premières histoires chez Soleil Celtic. Ça a été le début d’une belle aventure ! J’exerce également un autre métier, dans le monde de la formation professionnelle, qui m’amène à raconter des histoires d’une autre manière.
Quelles ont été vos influences et vos sources d’inspiration ?
F.D. : À la base, je suis un lecteur de comics, et mon influence majeure a été Chris Claremont et son travail sur les « X-men ». D’ailleurs, je me suis rendu compte dernièrement que dans la plupart de mes séries, il y a des rôles de femmes fortes qui font écho aux personnages de Claremont.
Je me suis mis à lire de la BD franco-belge sur le tard, et j’ai beaucoup accroché sur « Blacksad », et les œuvres de Loisel et Marini, pas si éloignées que ça des comics US finalement !
Au mois de juin 2013, Le tome 2 de « Jack l’Éventreur » est paru. Pouvez-vous nous présenter cette série ?
F.D. : Le principe de base que j’avais envie de jouer est que Jack l’Éventreur n’est pas un seul tueur, mais plusieurs. En poussant le curseur encore plus loin, je me suis dit : « et si Frederick Abberline, l’enquêteur principal, était un Jack l’Éventreur ? ». C’est le point de départ de cette histoire, quand on retrouve Abberline au cœur des montagnes, et qu’il commence à nous révéler son terrible secret. Pour expliquer la situation, je me suis plongé dans le contexte scientifique de l’époque, et tout à coup : bingo !
Quelles ont été vos influences et vos sources d’inspiration pour cette série ?
F.D. : En fait, je crois que je suis plus allé chercher mon inspiration dans « Angel heart » d’Alan Parker et les films noirs que dans les œuvres évoquant Jack l’Éventreur. Ce qui m’intéressait avant tout, c’était le traitement d’Abberline confronté à sa propre monstruosité.
Pourquoi avoir choisi de « fictionner » le réel, c’est à dire de remodeler l’histoire quitte à la changer, plutôt que de partir d’un fait historique pour engendrer une fiction originale ?
F.D. : C’est quelque chose qui nous plaisait beaucoup avec Jean-Charles Poupard, le dessinateur : partir de faits, de lieux et de personnages ayant réellement existé, pour faire entrer le lecteur dans une fiction crédible.
Comment travaillez-vous Jean-Charles Poupard : lui donniez-vous un script précis ou le laissiez-vous faire les découpages ?
F.D. : Ça dépend vraiment du dessinateur. Dans la mesure où nous avions beaucoup de choses à raconter dans Jack l’Éventreur. J’ai découpé d’un seul bloc les 50 pages de chaque tome, afin qu’on s’assure que « tout rentre ». Et comme Jean-Charles était très impliqué dans le travail d’écriture, cela m’a permis d’être plus léger dans certains découpages.
Quid, puisque tel est le sujet, de ces deux couvertures ?
F.D. : Comme vous le verrez, nous avons pas mal galéré avant de trouver la version finale ! Nous voulions bien sûr restituer l’atmosphère poisseuse de l’époque et du lieu, ce qui nous a amené à la couverture du tome 1. La vue de derrière de la calèche est intéressante, car elle attire le regard dans la profondeur du champ et peut donner envie au lecteur d’ouvrir l’album pour continuer cette exploration.
Dans la même idée, pour le tome 2, cela nous a amené initialement à représenter une femme seule au milieu du smog londonien. L’idée était que le lecteur se mette « à la place » de Jack, car cela correspondait à une des clés de l’intrigue (Abberline devenant l’Éventreur malgré lui, l’idée était que le lecteur se place dans la peau de l’éventreur malgré lui également…). Puis nous avons navigué dans d’autres directions : même le train, qui est un élément utilisé à deux reprises dans le tome 2, mais qui ne connectait pas suffisamment avec l’intrigue. Pour enfin terminer sur une version finalement la plus directe et explicite : Jack l’Éventreur lui-même, s’avançant vers nous…
Le mot de la fin ?
F.D. : Et bien j’invite vos lecteurs à découvrir les derniers mots d’Abberline, fameux inspecteur de Scotland Yard : « Je ne pensais pas que cette affaire me conduirait si loin dans les ténèbres, et surtout, qu’elle m’amènerait à découvrir cette terrible vérité. Moi, Frederick Abberline… Je suis Jack l’Éventreur ! »
Philippe TOMBLAINE
« Jack l’Éventreur T1 : Les liens du sang » et « Jack l’Éventreur T2 : Le Protocole Hypnos » par Jean-Charles Poupard et François Debois
Éditions Soleil 2012 et 2013 (10, 60 €) – ISBN : 978-2-302-01981-2 et ISBN : 978-2-302-02548-6