Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Les Aventures de Tintin T13 : Les Sept Boules de cristal » par Hergé
Une fois n’est pas coutume, la rubrique « L’Art de… » se renouvelle cette semaine pour proposer une première analyse de planche. Ce nouveau rendez-vous – désormais mensuel – devrait permettre aux lecteurs de tous âges de mieux appréhender encore l’extraordinaire richesse narrative de la bande dessinée, en parcourant un réseau de cases et de strips issus d’œuvres anciennes ou récentes. Pour débuter cette plongée au cÅ“ur du patrimoine du 9ème art, à quelques mois de l’anniversaire des 85 ans du célèbre héros belge (1929 – 2014), le choix s’est porté sur la trente-troisième page du 13ème volume des « Aventures de Tintin » : dans « Les Sept Boules de cristal » (1943 – 1946), Hergé confère à son univers une saveur plus hitchcockienne que jamais, puisque le récit y devient tour à tour inquiétant, humoristique, fantastique et tragique. Naviguant ici entre impressions troubles, suspense, répétitions et effets-miroirs, le retour à l’aventure cinématographique et exotique ne se réalisera pleinement que dans l’opus suivant (« Le Temple du soleil », 1946 – 1949), qui complétera ce fabuleux diptyque.
L’intrigue initiale des « Sept Boules de cristal » fait la part belle au genre fantastique : sept savants sont mystérieusement frappés de léthargie à leur retour d’expédition dans les Andes. À chaque attaque, on retrouve à leurs pieds des morceaux de cristal. S’agirait-il de la malédiction de la momie inca nommée Rascar Capac, ramenée négligemment par ces explorateurs inconscients ? Dans la villa du professeur Bergamotte, où se sont rendus Tintin et le Capitaine Haddock, la tension va encore monter d’un cran lorsque le professeur Tournesol disparaît à son tour… La réponse à ses mystères se trouverait-elle au Pérou ?
Comme on le sait, la chronologie de la réalisation de l’album fut malencontreusement chamboulée en raison du lourd contexte historique, celui de la Seconde Guerre mondiale : la prépublication débuta dans le journal belge Le Soir à raison de 152 strips quasi quotidiens, répartis entre le 16 décembre 1943 et le 03 septembre 1944. Seule la mauvaise santé d’Hergé le contraindra parfois à sauter quelques jours, ici et là . Le récit s’interrompt brutalement pour les lecteurs aux premiers jours du mois de septembre 1944… à cause de l’entrée de l’armée alliée dans Bruxelles, entrainant donc la suspension des activités « collaborationnistes » du « Soir volé« . Figée pendant deux ans pour des raisons juridiques, l’aventure ne redémarra que le 26 septembre 1946, dans le premier numéro du nouvel hebdomadaire Tintin. À cette date, dans le but – double – de compléter la future parution en album des « Sept Boules de cristal » (prévu en 62 pages chez Casterman ; publié en 1948) et de faire la transition avec la prépublication du « Temple du soleil », pas moins de 13 nouvelles planches seront dessinées pour l’occasion, cette fois-ci en couleurs et au format « à l’italienne ». En 1969, ce récit sera adapté en film d’animation par les Studios Belvision : il sera ensuite repris en 1992 dans le 11ème épisode de la série télévisée animée produite par Ellipse pour FR3, et devrait se retrouver sur grand écran (et en 3D !) pour noël 2015 dans le film d’animation coréalisé par Steven Spielberg Peter Jackson (adaptation du diptyque sous le titre unique « Les Aventures de Tintin : Le Temple du soleil »).
Dans la planche qui nous occupe (33ème de l’album), le premier détail qui devrait attirer l’œil du lecteur se trouve dans l’effet remémoratif produit par la 1ère case (plan rapproché) : Tintin, le visage inquiet, en sueur et les doigts crispés sur ses draps, a la tête tournée vers un point situé dans le hors-champ gauche, au-delà du trait délimitant la bordure de la vignette. Le lecteur aura naturellement pris connaissance de la page précédente, et par conséquent de l’affreux cauchemar de Tintin (hanté par l’effrayante momie inca, elle-même entrée par sa fenêtre tel un démon nocturne…), mais l’effet est saisissant : Tintin, via le mouvement de son regard, est happé par le vide, la peur surnaturelle, l’absence ou la présence de « quelque chose » d’inexplicable et d’invisible, au-delà de son propre espace physique. Et la case suivante (plan général) ne rassurera en rien : un vent violent a violemment ouvert la fenêtre, brisant un carreau et renversant un vase, tandis que la pluie trempe le sol inspecté par Milou. Outre que le verre brisé constitue un premier renvoi aux boules de cristal fracassées (synonymes d’attaques sur les savants, la vision de la profonde et inhospitalière nuit noire agit comme un nouveau vecteur de nos angoisses les plus profondes : « quelque chose » pourrait-il venir surprendre notre héros, telles les entités démoniaques dignes des romans de Poe ou de Lovecraft ? Case 3 (plan moyen) : le calme revient quelques instants puisque la fenêtre est refermée, la peur combattue et repoussée sur ses mots en adéquation avec notre lecture : « C’est égal, quel sinistre cauchemar ! ».
Comme souvent chez Hergé, la relance incessante de la narration (sur un rythme très soutenu, de gauche à droite) se produit dès le début du second strip avec un retentissant « Au secours ! » : ce cri est aussitôt identifié dès la case suivante comme la voix du capitaine, ceci tandis que Tintin s’est élancé par dessus son lit. Alors que le héros – perturbé mais essayant de comprendre sa frayeur – revenait sur ses pas dans les trois premières cases, le voici relancé vers la droite dans ces trois nouvelles cases (3 plans moyens), conclues par un inquiétant « boum », en provenance d’une pièce encore fermée. De la chambre éteinte de Tintin, nous sommes passés à la fois dans le couloir et dans la lumière, mais pourtant de nouveau confrontés littéralement aux « mystères de la chambre close » fenêtre ouverte/fermée et porte ouverte/fermée) : soit une transition du lieu clos et privé vers un espace public susceptible d’apporter quelques potentiels éclaircissements…
À la case 7, pour la première fois depuis le début de cette séquence, les trois personnages amorcés (Tintin/Milou/Haddock) se retrouvent de fait réunis : s’ensuivra enfin à la case 8 (gros plan) une tentative d’explication qui cadre précisément avec le milieu de cette planche. Qu’on en juge en traçant une diagonale coupant en deux parties égales la composition : répartie entre partie supérieure gauche et partie inférieure droite (deux jeux de couleurs), nous y retrouverons toute la matière hergéenne, savamment contextualisée et agencée entre ombres et lumières, chambre et couloir, voix et silences, personnage isolé (Tintin) et effet de groupe…
Si la chambre et le lit de Haddock constituaient un effet miroir amusé avec la chambre de Tintin (Tintin dans son lit/Haddock en dehors), la répétition angoissée du cri de la case 9 (« Ouh Ouh ») est de nouveau parfaitement révélatrice de l’art narratif d’Hergé : le lecteur croira précisément y voir/entendre un autre hurlement de terreur alors qu’il ne s’agit « que » d’un son (il n’est pas cerné de blanc ni englobé dans une bulle) renvoyant inconsciemment à une présence fantomatique (le « hou » ou « ouh » supposant le cri de cette entité ou du hibou). De même, on pourra constater que cette neuvième case forme un autre écho avec la case 6 (« boum »), l’une ayant attiré Tintin vers la chambre d’Haddock et l’autre la renvoyant vers le couloir déjà emprunté. S’ensuivent deux cases (n° 9 et 10) où Tintin et Haddock font manifestement fausse route (qui plus est vers la gauche…), dans un comique burlesque de plus en plus avéré (cri, chute puis désormais choc ; plan moyen de la case 11) entre Haddock et Tournesol. A l’ultime case, l’effet de bas de planche déroule toute sa polysémie « Attention… Il est la !… Il me suit !… Il arrive !… » désigne tremblotant un professeur Tournesol dont on ne sait plus s’il faut souligner le ridicule ou l’authentique effroi. De nouveau hors champ (vers la droite cette fois), la menace indiquée en case 10 demeure invisible en parfait écho à celle de la case 1 : au-delà de ce fantastique effet miroir et de l’invitation à tourner rapidement la page pour savoir de quoi il s’agit, constatons qu’Hergé introduit finement quelques détails qui dévoilent l’angle narratif de « la suite ». Si la première case de cette planche plongeait le – jeune – lecteur dans une authentique angoisse (nuit noire, personnage principal isolé et angoissé, point d’exclamation effrayé et de grande taille), la situation finale est aux antipodes : couloir en pleine lumière, quatuor de personnages, dialogue rendu possible, Tournesol « blanc de peur » mais héros maître de ses nerfs et revenu en position d’observateur…
Déclinant le (faux) sentiment de tourner en rond (aller/retour vers la fenêtre, dans le couloir, dans et en dehors de la chambre du capitaine), cette formidable séquence hergéenne offre aux lecteurs un souvenir mémorable : entre atmosphère policière et récit fantastique, Hergé offre ici un complément graphique instantané à sa propre inspiration romancée. Rappelons que l’intrigue des « Sept boules de cristal » puise notamment son inspiration de la découverte en novembre 1922 du tombeau de Toutankhamon et du décès en avril 1923 de Lord Carnarvon, premier d’une inquiétante liste de 27 personnes mortes prématurément ou accidentellement après avoir participé aux fouilles. Chez Agatha Christie, c’est le roman « L’Aventure du tombeau égyptien » (septembre 1923) qui constitua l’une des premières évocations littéraires de la légendaire « malédiction du pharaon », servant ici à dissimuler une série d’assassinats. Chez Hergé, outre l’éventualité d’une malédiction (évoquée dès les premières cases de cet album : « Ça finira mal toute cette histoire, vous verrez… », page 1, case 4) c’est le nÅ“ud de l’intrigue même qui est ici assassiné entre rêves et cauchemars des personnages, heurts et peurs de corps devenu incontrôlables, impressions et réalités ressenties ou observées entre ombres et lumières. Une hypothèse « cristallisée » par l’auteur dans le titre de la suite, aussi cryptique qu’irradiant : « Le Temple du Soleil ».
Philippe TOMBLAINE
« Les Aventures de Tintin T13 : Les Sept boules de cristal » par Hergé
Éditions Casterman – 1ère publication en 1948 (10, 45 €) - ISBN : 978-2203001121
Voir également « Les Mystères des 7 boules de cristal » : album collector paru en décembre 2012 pour fêter les 125 ans d’existence du journal Le Soir. Les 112 pages au format à l’italienne reprennent pour la première fois – selon l’annonce publicitaire – » l’intégrale » (commentée par Philippe Goddin, mais il manque en fait quelques strips…) des 152 strips originaux, tels qu’ils ont été publiés dans Le Soir dans les années 40.
Les strips originaux (y compris certains encore totalement inédits) sont visibles sur le site http://www.bellier.org/7%20boules%20de%20cristal/vue1.htm