KING OF NEKROPOLIS de DANIJEL ZEZELJ : UN SOMBRE JOYAU.

Alors qu’Angoulême se profile à grands pas en cette nouvelle année, n’oublions pas certains albums de 2009 qui ne figurent malheureusement pas dans la sélection officielle mais qui le mériteraient, comme le magnifique album de Zezelj dont je vais vous parler aujourd’hui.

KING OF NEKROPOLIS (éditions Mosquito)

Cela fait 10 ans que les éditions Mosquito publient le travail de Danijel Zezelj, dessinateur croate né en 1966. Encore une fois, on ne peut que constater combien cet éditeur a les idées claires et la passion solide, puisque contre vents et marées il continue de donner une chance – et donc une visibilité, une existence, une légitimité – à des auteurs et à des Å“uvres que les grandes structures continuent d’ignorer de manière incompréhensible. Ne parlons même pas des grands Italiens, comme Toppi, Battaglia ou Micheluzzi, ni du retour de Marc Wasterlain (enfin !!!), ni des ouvrages monographiques et d’études, si essentiels mais si rares, que les éditions Mosquito publient depuis 20 ans… En ce qui concerne l’émergence d’auteurs européens trop méconnus en France, Mosquito entreprend un travail parcimonieux et nécessaire, comme par exemple avec James McKay, jeune dessinateur anglais au talent plutôt prometteur… Sept albums de Zezelj sont déjà parus chez cet éditeur, et le dernier en date, King of Nekropolis, est sûrement l’une de ses plus belles créations. Polar intimiste et désespéré, quête existentielle malmenée par l’existence elle-même, cette Å“uvre contient des beautés graphiques et mentales aussi fines que puissantes qui s’incrustent de manière durable au fond de notre cerveau rétinien.

King of Nekropolis est une bande dessinée incandescente, transcendée par un contraste du noir et blanc si bien ciselé et foisonnant qu’il en devient parfois baroque – sans pour autant devenir décoratif ni démonstratif –, investissant l’espace dans une sorte d’appétit expressionniste qui ne dirait pas son nom. C’est très très beau. Il y a même des moments où le noir et blanc est si puissamment exprimé qu’il en devient « coloré »… Je ne sais pas trop comment l’expliquer, mais il y a des couleurs en résonance, dans ce noir et blanc-là, apparaissant comme des épiphanies, sans que cela influe ou pervertisse cet art du contraste, non : nous sommes bien en présence d’un vrai artiste du noir et blanc. Il y a juste que l’art de Zezelj est si intense qu’il engendre des ramifications de ce type, portées par des fulgurances sous-jacentes, comme des niveaux de lecture aux émotions différentes s’entremêlant dans une belle science narrative, mais aussi par une humanité qui ne trompe pas. L’histoire de l’ex-Yougoslavie est ainsi faite que le besoin de lumière en réaction à la barbarie de la guerre fait partie de l’inconscient collectif des artistes de ce pays fragmenté, et Zezelj en est un bon exemple. Maintenant installé aux États-Unis, cet auteur n’en reste pas moins pétri de ses origines, et si King of Nekropolis se passe en Amérique et que c’est le spectre de la guerre en Irak qui est mis en exergue, c’est une vision et un ressenti plus global qui est exprimé, par rapport à la notion même de traumatisme de guerre. À ce titre, le noir et blanc de Zezelj pourrait être pathologique, mais il n’en est rien. Comme je le soulignais plus haut, c’est au contraire un noir et blanc flamboyant, aussi lumineux qu’abyssal, un noir et blanc riche et profond, prenant en compte les terribles noirceurs de l’âme humaine mais aussi les espoirs fous d’un bonheur immaculé. Ce qui est remarquable, c’est que Zezelj entreprend cette construction du contraste non pas de façon fragmentée, par case, mais bien dans l’ensemble de l’espace de la page, engendrant une circulation des formes et des lignes qui fait de chaque planche un mouvement en soi, une architecture libre et cependant extrêmement rigoureuse, dans des évolutions et des métamorphoses graphiques englobantes mais non fermées. L’enchaînement des planches devient alors un flot, un flux qui happe notre regard sans qu’on ait conscience que les pages se tournent.

King of Nekropolis raconte l’histoire d’un jeune Noir américain qui a connu les horreurs de la guerre en Irak et qui, de retour au bercail, tente maintenant de s’en sortir avec son boulot de détective privé. Mais, taraudé par certains souvenirs d’enfance indélébiles et violents, hanté par son expérience de la guerre et halluciné par l’usage de drogues, notre homme a bien du mal à y voir clair et à pouvoir mener ses enquêtes comme il le faudrait. Malgré tout, il est toujours là. Un peu le cul entre deux chaises, se cherchant en même temps qu’il entreprend de s’arracher à ce qui le constitue et le détruit. Un homme va croiser sa route et lui soumettre une enquête qui va mener notre héros sur des chemins qui échappent quelque peu à son contrôle, jusqu’à une vérité qu’il ne pensait pas trouver et qui le touche de très près. Mais que peut-il bien avoir en commun avec une expérience taboue menée sur la conscience humaine par des ingénieurs disparus de la circulation ? La narration et le découpage sont impeccables, instaurant des ambiances silencieuses par des séquences apparemment objectives et simples, s’avérant au final être de furieux échos au mental du « héros ». Comme des sas cognitifs, les séquences de dialogues, d’action et d’introspection s’enchaînent avec beaucoup de talent, entrecoupées par des sortes de balades muettes dans la ville où l’inconscient se révèle par les formes. Car l’autre héros de l’album est l’empreinte graphique. Par la peinture sur la toile, le tag sur le mur, le motif dans la ville, il se créer des passerelles entre différentes intentions artistiques où la force du geste et le sens caché des formes éclatent au grand jour dans des associations d’idées et de lignes. Cercles, volutes, spirales, mais aussi lignes structurantes sont omniprésents et donnent à l’ensemble une cohérence esthétique assez bluffante. Entre réalité et hallucinations, vérité et folie, les visions déployées par Zezelj dans ce magnifique album risquent de vous hanter pour un moment… C’est assez rare pour que je me permette de vous dire que non, King of Nekropolis n’est pas « un album de plus ». Il mérite toute notre attention.

Cecil McKinley

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