Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...2009, ANNEE BEDEROTIQUE 3
Les éditions du Lombard rééditent un album de 1968 qui fait figure de classique à plus d’un titre : d’une part, c’est un bon témoignage des velléités libératrices de la B.D. des années 1960, d’autre part, avec le jeune van Hamme au scénario et Paul Cuvelier au dessin, c’est un exemple rarissime de rencontre de deux générations d’auteurs belges et de collaboration de deux géants du 9e art.
Désireux de sortir du créneau dans lequel les contraintes éditoriales et moralo-juridiques l’avait contenu pendant toute sa carrière, Cuvelier révèle ici un talent nouveau en dessinant sous tous les angles les corps nus de superbes créatures humaines ou fantastiques. Prenant prétexte d’un déplacement spatio-temporel très à la mode à l’époque, Jean van Hamme projette une ravissante jeune femme dans le monde des dieux et des héros de la mythologie grecque. C’est l’occasion d’un parcours sur les traces de Jason, d’Orphée ou d’Europe, à la rencontre d’Héraclès, de Chiron, d’Hermès et d’Aphrodite. Le tout est traité sur un mode léger et fantaisiste, plus naturaliste que véritablement érotique, excepté les plastiques corporelles et la promotion de l’amour libre et libéré (le concept est très bien explicité en page 39).
On retrouve au demeurant plusieurs des caractères propres à la bande dessinée érotique qui se trouvent ainsi fixés dès cette date fondatrice : le dessin en noir et blanc, le scénario qui aligne les courtes scénettes à partir d’un fil rouge romanesque quasi initiatique et très en phase avec l’esprit des récits mythologiques (le retour chez soi de l’héroïne soumise à une série d’épreuves), une liberté de ton et de comportement plus suggérée qu’explicitée, la représentation nouvelle des corps nus (mais toujours avec une certaine retenue graphique qui évite de montrer les sexes dénudés). Il n’est jusqu’à la mise à distance du sujet dans une sorte de sublimation picaresque qui ne montre la voie à la bd érotique à venir : grâce à la référence mythologique, van Hamme n’a qu’à suivre les références classiques pour pimenter son récit avec l’évocation des nombreuses aventures sentimentales et sexuelles des amours divins. En cela, les deux auteurs ne font que marcher sur les traces des classiques et autres académistes qui justifiaient leurs audaces sensuelles par la noblesse du sujet (songeons par exemple à la Naissance de Vénus d’Alexandre Cabanel qui triompha au moment où la critique, autant que le public, vouaient aux gémonies l’Olympia de Manet).
Cet album s’impose enfin comme un parfait témoignage de l’évolution des années 1960 qui voit un des fondateurs du Journal Tintin s’ébrouer des contraintes de la censure instaurée dans le second après guerre. Ces audaces qui nous paraissent aujourd’hui très relatives, laissent d’abord percer une énergie et une joie de vivre qui caractérisent parfaitement une époque autant qu’une génération. Mais l’intérêt de l’album est aussi à rechercher dans le caractère de la jolie héroïne : emblématique de la situation féminine en train d’être redéfinie, elle manifeste à la fois force et faiblesse. Epoxy, qui manifeste les aspirations des femmes à se libérer tout en subissant encore les contraintes sexistes de l’époque antérieure, exprime tout à la fois sa volonté d’indépendance, son goût pour les amours libres (au féminin et au masculin) et son courage indomptable. Mais elle subit aussi le cours des relations : abandonnée, enlevée, maltraitée, manquant à plusieurs reprises d’être violentée, elle se rebelle dans une étroite limite permise par l’attitude des hommes qu’elle croise. On peut néanmoins se demander dans quelle mesure cette héroïne, cousine de Barbarella, conçue par les hommes pour les hommes, à l’image de tant de personnages d’alors, ne transmets pas un reflet fortement déformé et largement fantasmé de la femme nouvelle souhaitée encore davantage qu’observée par la gens masculine.
Par plus d’un point, cet album témoigne donc d’une révolution à venir, autant sentimentale que sexuelle, autant sociale que morale. Elle illustre parfaitement le rôle novateur qu’a joué dans la naissance de la B.D. érotique l’espace franco-belge, initiateur des audaces à venir. Si l’on ajoute sa présentation soignée (dos toilée, couverture pelliculée), on comprend combien cette Å“uvre mérite de figurer dans les bibliothèques des amateurs autant que des historiens du 9e art.
J.D.
Voir aussi « Le coin du Patrimoine BD » consacré à Epoxy et Paul Cuvelier : http://bdzoom.com/spip.php?article4051