Rencontre avec Serge Lehman et Stéphane Créty, à propos de « Masqué »

Avec « Le Préfet spécial », se clôt le premier cycle de « Masqué » , une série qui offre aux super-héros d’origine européenne leur droit de cité. Loin de Gotham, voici venir Paris Métropole, super city propice à l’éclosion des aventuriers masqués aux pouvoirs exceptionnels.

Serge Lehman

« C’est une émotion d’enfance liée à la fois à la joie de lire des récits de super-héros américains et à la frustration de ne pas trouver d’ équivalent dans un décor français, qui m’a amené à concevoir ce type de récit , nous explique Serge Lehman. Après « La Brigade chimérique »  (éditions L’Atalante) ayant raconté la fin d’une lignée, j’ai eu envie de revenir sur l’origine du phénomène ayant entraîné l’émergence des super-héros d’origine européenne.»

Sétphane Créty

Serge Lehman tenait à construire ses récits dans un univers existant, celui de Paris en l’occurrence : « Sinon, autant prendre une mégalopole fictive avec pleins de gratte-ciel et l’appeler Gotham ou Métropolis. Bref, autant faire du super-héros américain. Ce n’était pas du tout mon objectif. Simplement, pendant longtemps, je n’ai pas su quoi faire avec l’univers haussmannien de Paris, j’étais comme tout le monde en considérant que voir des super-héros à Paris était un non sens. »   Le déclic intervient vers 2008-2009, quand sont dévoilés les résultats du concours sur le Grand Paris : « On redonnait à Paris une dimension métropolitaine qui rendait possible l’apparition des super-héros, la partie haussmannienne devenait un noyau muséifié, avec tout autour un immense terrain d’aventures narratives et graphiques potentielles. « Masqué » est donc l’histoire du réveil de la lignée des super-héros parisiens, dans le cadre de Paris Métropole, extrapolation fictive du Grand Paris.»

Et Stéphane Créty de préciser : « C’est la différence que nous développons avec les super-héros d’origine américaine, qui sont créés ex-nihilo et découvrent souvent leur pouvoir à l’occasion d’un incident scientifique. Cette rencontre accidentelle avec un élément leur confèrent le statut de super-héros. Dans notre récit, ils sont intégrés à un contexte historique.»

Paris Métropole devient donc, sous la houlette des deux auteurs de « Masqué », un immense espace urbanisé modelé et dirigé par l’autocrate et visionnaire Préfet de police Beauregard : « Notre vision de Paris Métropole est une hyperbole de l’existant et se compose de strates historiques successives, dont la dernière est celle mise en place par le préfet Beauregard  », souligne Stéphane Créty.

Si les auteurs n’en oublient pas pour autant le Paris classique, une grande partie du 3ème tome se situant dans les quartiers historiques, comme celui de la cathédrale Notre-Dame, ils ne souhaitent pas forcément jouer la carte de la reconstitution exacte : « Étant provincial, indique le dessinateur, j’ai une vision quasi schématique de Paris, que je souhaite conserver pour que tous les lecteurs s’y retrouvent. Par exemple, si j’ai bien situé l’appartement de la soeur de Braffort, notre personnage principal, dans une rue existante du 13ème arrondissement, j’en ai modifié le décor à volonté.» Et les deux auteurs d’insister : « Car nous ne sommes pas dans une BD historique, notre volonté n’est absolument pas le réalisme pour le réalisme, nous cherchons avant tout que ça paraisse vrai. Ce qui nous donne de la latitude pour introduire une dimension poétique ou encore faire le lien entre le Paris moyenâgeux et la nouvelle architecture de Paris Métropole, symbolique de sa prise en main par le préfet Beauregard. »

L’autoritaire Beauregard, futur méchant emblématique du récit, à l’image du Double-Face de « Batman », s’adjoint les services de Braffort, à la destinée super héroïque : « Braffort est un soldat perdu qui a accepté de donner sa vie pour la France et les valeurs auxquelles il croit, nous explique Serge Lehman. Il est radié de l’armée dans des conditions catastrophiques pour lui et en ressort brisé et dépressif. Il rentre à Paris, complètement perdu et son premier réflexe va être de se ranger à nouveau sous la houlette de l’autorité supérieure car c’est quelqu’un qui veut obéir, qui veut appartenir, qui rêve d’être au service d’une cause. L’armée n’ayant pas voulu de lui, il se retrouve au service d’un aventurier politique qui a des vues très précises et délirantes de ce qu’il faut faire à Paris. Dans les deux cas, autant coté soldat perdu que super-héros qui renaît de ses cendres, ce sont deux visages, deux phases d’un même problème, qui me passionnent et qui est pour moi un des plus grands problèmes actuels, à savoir notre rapport à la force, à l’héroïsme, au fait d’avoir raison, d’avoir le droit d’être là et d’affirmer nos valeurs de façon extrêmement puissante. »

Dans « Le Préfet spécial » , en contact avec le plasme, organisme à l’origine des étranges anomalies qui envahissent un Paris Métropole en pleine mutation, Braffort découvre la légitimité qui lui permet d’assumer son nouveau statut : « Le rôle de super-héros est identique à sa volonté de soldat, le plaçant au service d’un collectif avec un code moral. Le contact avec le plasme lui fait assumer ce statut par la découverte que loin d’être un phénomène aberrant, il est en fait le réveil d’une très vieille tradition européenne qui remonte à Jésus Christ, Gilgamesh, Achille, Ulysse, en passant par Jeanne d’Arc et Robin des bois, bref, qu’il est un grand héros européen et qu’il n’a donc aucune raison d’être honteux ou de se sentir en situation d’infériorité. »

La transformation du héros en super-héros se fait pourtant dans la douleur : « Le plasme est un symbole comme la radio activité qui transforme Peter Parker. Il faut une source extérieure de miracle pour croire à cette transformation. Plutôt qu’inventer un gadget scientifique, nous avons inventé un gadget historique. Il revient dans la douleur car nous sommes une société qui, comme le dit Houellebecq dans « Les Particules élémentaires », aura tout sacrifié à la rationalité, y compris son bonheur. Sous prétexte de rationalité, on a tellement éliminé toute magie, tout imaginaire et toute forme de fantasme, qu’on vit dans un monde certes rassurant mais sans surprise. Accepter de partager les aspects gothiques de la création pour pouvoir vivre ensemble est une douleur. »

On pourrait pourtant s’étonner, au vu de la thématique développé par « Masqué », du format cartonné franco-belge de la série. Les deux auteurs s’en explique : « La série n’est pas destinée aux amateurs de comics, mais de bandes dessinées au sens large. Notre premier objectif est de raconter une bonne histoire et si l’esthétique des super-héros peut être acclimaté au décor européen, en l’occurrence Paris, elle peut aussi se couler sans mal dans l’esthétique du livre européen. »

Et Stéphane Créty de préciser : « J’ai rencontré, au cours du dernier Lille Comics festival, beaucoup d’auteurs anglo-saxons qui rêveraient de disposer d’autant d’espace. Nous sommes des auteurs d’origine européenne, avec des influences diverses, ce qui fait de nous une sorte de trait d’union entre deux cultures, avec l’intérêt de pouvoir prendre le meilleur de chacune, la narration franco belge, mais aussi la typologie percutante de la mise en scène graphique des comics. »

Laurent TURPIN

 

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