« Molly & Poo » par Terry Moore

En attendant avec une fébrilité et une impatience non dissimulées la sortie de l’ultime volume français de « Strangers in Paradise » chez Kymera, cet éditeur nous propose aujourd’hui un hors-série, ou spin-of, de la série : « Molly & Poo ». Un interlude étonnant où Terry Moore valse avec talent entre différentes narrations, usant de mises en abîme troublantes et d’un contraste de ton extrêmement fort…

Le nom de Molly Lane n’est pas inconnu des lecteurs de « Strangers in Paradise ». Une « connaissance » du frère de Francine à l’époque du lycée dont le nom est revenu en échos discrets au sein de la série. Mais qui est réellement cette Molly ? Et qui est Poo ? Pour répondre à ces questions et dévoiler les choses à ses lecteurs, Terry Moore a pris des chemins de traverse. Au lieu de raconter les choses de manière linéaire en bande dessinée, il a fait s’interpénétrer prose, illustration et bande dessinée. Comme d’habitude, me direz-vous ? Oui et non. Et c’est ça qui est vraiment génial avec cet auteur : on a beau le connaître, comprendre et aimer son art narratif, son univers, ses marottes, il ne cesse cependant de nous étonner par des inventions et des intentions à la fois douces et puissantes. Quand on aime sa tendresse, sa sentimentalité digne, il nous brusque, nous terrasse, nous terrorise, même, par des situations très dures, allant parfois jusqu’à l’horreur. Et lorsqu’on aime son audace dans la crudité, la violence ou le désespoir, il réussit à nous étreindre le cœur avec une infinie affection… Tour à tour, ou simultanément, il nous fait passer du chaud au froid, ou nous fait pleurer là où il faudrait rire… Un contraste inhérent à une très grande justesse de ton, de vision, d’intention, allant au-delà du simple comic. Ici, on a beau connaître le goût de Moore pour alterner drame et comédie, prose et BD, partition et graphisme, on est encore étonné par le nouvel état d’esprit dans lequel il a échafaudé ce spin-of…

 

Sous forme de feuilleton épistolaire victorien illustré de gravures en tous genres, puis en bande dessinée avant de revenir à d’autres natures de textes (journaux, chroniques…) tout en insérant des pages où n’apparaît qu’un détail différent d’une même gravure symbolisant l’ensemble de l’œuvre ainsi que des planches de bande dessinée où l’écran de télé devient case pour suivre le procès de Molly, Terry Moore reconsidère pleinement les manières de raconter une histoire – à tiroirs – en utilisant la nature profonde de chaque médium employé afin d’exprimer au mieux les événements. Même dans les textes, le choix des typographies différentes nous situe dans le temps et l’espace par rapport à ce que nous lisons, et le gras, l’italique, la police sont autant d’outils narratifs, eux aussi. Molly Lane est une écrivain qui n’arrive pas à se faire éditer, mariée au Docteur Fleming, et ayant pour bonne amie une certaine Poo. Elle va transposer son histoire et son vécu actuel dans un roman intitulé pragmatiquement « Molly & Poo » qui se passe à l’époque victorienne et où l’on retrouve des événements de sa propre vie déclinés en fantasmes étranges. Elle s’échappe de sa propre réalité pour imaginer un roman d’amour lesbien magnifique et vénéneux entre la douce et soumise Molly et l’impétueuse libertaire Poo. On ne pourra que faire le rapprochement avec les deux héroïnes de la série, bien sûr… Et c’est vrai qu’il y a quelque chose de Francine et Katchoo, dans cette romance entre Molly et Poo… En prenant les angles successifs du présent réel et de ses ramifications avec le passé en contrepoids de la prose de Molly, Terry Moore tisse de subtils liens entre fantasme et réalité, exprimant la vérité de ses protagonistes par des aller-retour et des strates aussi différents que complémentaires. Immense puzzle savamment structuré par l’auteur, « Molly & Poo » ravira – outre les fans de la série – quiconque est intéressé par la narration de haute volée.

 

Je faisais un peu le malin, en ouvrant cet album, me disant que ce bon vieux Terry Moore ne pourrait pas me la faire, je connais trop son œuvre et ses processus pour qu’il me désarçonne à nouveau. Pauvre petit présomptueux que je suis… J’aurais dû me douter qu’il allait une nouvelle fois m’étonner, me subjuguer, puisque c’est la marque même de Moore, son incroyable qualité, sa spécificité ; son amour de la création, sa liberté, ses audaces… Arrivé presque au bout de l’album, j’avais déjà été surpris à plusieurs reprises par l’acuité et l’invention de Moore, mais ça ne lui a pas suffit : le dernier quart de « Molly & Poo » s’intensifie dans les révélations et nous laisse sur le cul, l’auteur nous emmenant soudainement dans des directions qu’on n’aurait pas soupçonnées le moins du monde en commençant notre lecture. C’est fort, c’est beau, et, encore une fois, tellement surprenant ! Non pas qu’il y ait révolution et surenchère, de quoi dynamiter les comics et la bande dessinée en général, mais tout de même… il se passe ici quelque chose d’assez fort pour que cela ne reste pas anodin, que cela influe sur l’art d’auteurs-lecteurs, ouvrant des portes narratives et artistiques que certains amoindriront en citant d’autres œuvres mais qui – néanmoins – ne se retrouvent pas souvent au sein d’une production qui se dit plus avant-gardiste et culottée qu’elle ne l’est en réalité. Terry Moore révolutionne en douceur, en se servant d’outils connus mais qu’il transcende par une vérité de création remarquable. Rendez-vous pour le prochain et dernier tome de « Strangers in Paradise ». En attendant, plongez-vous dans « Molly & Poo », et admirez…

Cecil McKINLEY

« Molly & Poo » par Terry Moore Éditions Kymera (13,00€) – ISBN : 978-2-916527-21-5

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