COMIC BOOK HEBDO n°98 (21/11/2009)

Cette semaine, faisons un petit tour du côté de la scène indépendante avec ÉTOILE DU CHAGRIN de KAZIMIR STRZEPEK.

ÉTOILE DU CHAGRIN tomes 1 & 2 (éditions Çà et Là).

Voici une Å“uvre fleuve étonnante et tout à fait réjouissante. Un projet artistique au long cours, une expérience intéressante, ambitieuse sans se prendre au sérieux, bref, une création qui vaut le coup d’Å“il. Il s’agit d’Étoile du chagrin de Kazimir Strzepek, un dessinateur d’origine hawaïenne qui sévit maintenant à Seattle. Cette Å“uvre, envisagée sur plus de 1200 pages jusqu’en 2015, est une sorte d’ovni, une tentative homérique d’ouvrir de nouveaux espaces à la science-fiction par des moyens inattendus et une dialectique appartenant plus aux mangas et à l’underground décomplexé plutôt qu’au récit pur de SF. Parfois trash, souvent drôle, lente ou rapide, elle déploie un éventail d’intentions complémentaires et incongrues, ce qui en fait tout le sel. Étoile du chagrin raconte l’histoire d’un monde qui tente de se relever d’un impact cataclysmique avec une comète nommée « Étoile d’Eden », nous faisant suivre les pérégrinations de certains survivants au sein d’un contexte où la survie dépend de son appartenance aux légions de Grène, maître maléfique qui est à la tête de l’Ordre, ou bien à la Mine Noire, le réseau de résistance. Mais les choses ne sont pas si manichéennes entre les bons et les mauvais, car il y a aussi les peuplades des quatre points cardinaux, étranges au possible, et les destins qui basculent à cause de la violence. La narration n’est pas linéaire, elle se recoupe petit à petit par les fragments d’un même contexte vécu par des personnages différents afin de faire avancer l’action. Là aussi, un projet ambitieux puisque nous suivons pas moins d’une quarantaine de personnages plus ou moins récurrents, dont les principaux sont Klavir, Wilm, Face de Couteau, le Tueur Coupeur, Manchemain, Lucia, etc. La « faune » qu’on rencontre au gré des pages est souvent épatante, comme cet aveugle géant prénommé Barbaraz, dont le visage est caché par un masque à l’esthétique marquante, et il y a de belles idées, comme ces sortes de fantômes appelés « mange-rêves » qui entrent dans la bouche des dormeurs pour se nourrir de leurs songes. Futch est le mange-rêve dont nous suivons les aventures, en compagnie de Klavir et Wilm. Cette sorte de mascotte de la série est en tous points adorable, un personnage très attachant qu’on retrouve avec plaisir à chacune de ses apparitions – souvent comique. Une belle idée, que ces mange-rêves. L’Å“uvre regorge d’ailleurs de jolies trouvailles graphiques et narratives, de dialogues enlevés et de moments vraiment très drôles.

Ceux qui comme moi ne se sentiraient pas forcément attirés par le dessin au départ doivent franchir le pas et tenter l’expérience, car très vite on devient accro à ces personnages aux looks gravos et à ce dessin plus malin qu’il y paraît, sachant se moquer de ses influences pour mieux se les réapproprier. Ainsi, même si l’on sent l’influence des mangas et des jeux vidéo, l’Å“uvre échappe en tout à une hypothétique retranscription de genres, réussissant à ne tenir que par sa propre substance, ses codes et son esprit global. Car Strzepek aime dessiner, ça se voit ; on le sent dans beaucoup de planches où il a pris la peine de nuancer ses fonds noirs par des zones hachurées amenant des nuances bienvenues. Et car Strzepek aime raconter, ça se sent ; son sens de la narration est même assez remarquable, capable de nous transporter de page en page avec un bonheur palpable, un amour de la description, des rouages de l’action, du développement d’un dialogue ou d’un récit. Là aussi, beaucoup de petits détails qui ne trompent pas sur la malice et le réel amour de la bande dessinée de Strzepek, comme ces bulles coupées par le bord d’une case, l’utilisation des fonds noirs ou blancs selon les planches, et une utilisation très sympa et parfois décalée d’onomatopées et autres codes graphiques. Il est impressionnant de constater combien Étoile du chagrin contient en elle un potentiel qui s’exprime avec assez d’assurance et de bonhommie pour décoller de la simple tentative de création indépendante afin de constituer une réelle saga de science-fiction, riche et puissante. Tout est là pour nous emmener très loin dans la logique de ce monde, avec son jargon, son folklore, ses croyances. Strzepek a échafaudé une véritable saga en prenant la peine de structurer cet univers avec assez de soin et de profondeur pour qu’il englobe totalement chacun des faits et gestes des personnages, découvrant telles fonctions, tels mythes, tels combats dans une grande cohérence narrative et atmosphérique. Et puis il y a aussi le format carré de la page qui engendre un rythme et un espace particuliers, très à propos pour ce genre de création… Bref, vous aurez compris que je vous conseille la lecture de ce comic nominé en 2007 aux Eisner Awards et dont les deux premiers tomes sont déjà parus en France aux éditions Çà et Là. Nous attendons le troisième volume avec impatience, cela ne saurait tarder, les enfants. Finissons par une petite digression : vous ne trouvez pas que les Nordiens, ces créatures animales à plumes noires et gros bec, font irrémédiablement penser aux corbeaux de Jean-Claude Denis ? Hoy!

Cecil McKINLEY

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