Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial Ici Même : « Heartless » par Nina Bunjevac et « Abaddon » T1 par Koren Shadmi
L’automne dernier, un nouvel éditeur est né : Ici Même. Cette maison d’édition a été créée par Bérengère Orieux, l’âme de Vertige Graphic pendant ces dix dernières années. C’est à elle que nous devons notamment l’amorce de l’édition française de « Cerebus », ce qui en dit long sur son courage éditorial… Il n’est donc pas étonnant de la voir aujourd’hui faire la part belle aux comics au sein d’Ici Même, continuant de proposer des Å“uvres étonnantes et exigeantes. C’est le cas avec « Heartless » de Nina Bunjevac et le premier tome d’« Abaddon » de Koren Shadmi qu’elle vient de sortir et dont je vais vous parler aujourd’hui, deux albums encensés par Scott McCloud et Paul Gravett (rien que ça !).
Je vous en ai déjà parlé plusieurs fois ici même : depuis le milieu des années 80, les comics se sont ouverts progressivement aux auteurs non-américains, débutant par une vague anglaise avant de s’accélérer ces dernières années avec des auteurs et artistes italiens ou des pays de l’Est, par exemple. Aujourd’hui, la notion de « comics » est donc devenue plus ouverte que jamais, les éditeurs américains offrant de plus en plus d’espace à des personnalités venues d’autres horizons mais s’intégrant parfaitement dans une « autre bande dessinée » rendue possible par l’évolution très adulte du milieu. Il en va ainsi de Morrison, Zezelj, Guéra, des frères Bá et Moon ou de Dell’Otto… et c’est aussi le cas de Nina Bunjevac et de Koren Shadmi, deux artistes d’origine yougoslave et israélienne qui ont traversé l’Atlantique pour travailler aujourd’hui dans le monde des comics, respectivement à Toronto et à Brooklyn. Ils proposent tous deux des univers très particuliers, forts et originaux, qui ne peuvent laisser indifférents… En éditant presque simultanément « Heartless » et « Abaddon », Bérengère Orieux frappe un grand coup en nous rappelant avec grâce et évidence qu’une bande dessinée à la fois anglophone et cosmopolite ne cesse actuellement d’avancer et de s’étoffer en s’enrichissant d’œuvres passionnantes et personnelles. Et l’amour profond de cette éditrice pour les livres fait que – cerise sur le gâteau – ses albums sont BEAUX. Très longue vie à Ici Même, donc…
« Heartless » par Nina Bunjevac
J’avoue avoir un gros coup de cœur pour cet album, son univers graphique, son propos décalé, sa force d’expression. C’est pour moi la découverte d’une vraie auteure, d’une vraie voix, d’une artiste au style fascinant. Fascinant de bout en bout, car ce qu’elle raconte nous interpelle sur différentes strates de nous-mêmes, et impressionne grandement l’œil par le travail d’orfèvre dont elle fait preuve à chaque planche, chaque case, chaque trait ou point. Car son style est une alliance particulièrement réussie et aboutie de la hachure et du point, « noir et blanc expressif, réminiscences mêlées de l’expressionnisme d’un Robert Crumb et du pointillisme méticuleux d’un Drew Friedman », comme le souligne Bérengère Orieux. Un noir et blanc sublime, fort et nuancé, puissamment composé au sein d’un découpage alternant récitatifs encadrant l’image et bulles considérées comme intrinsèques à la composition de la planche. Utilisant de grandes cases uniques dans l’espace noir de la page et des cadres de formes diverses participant activement à la circulation visuelle au sein de la planche, Nina Bunjevac fait preuve d’un beau sens de la narration où rien n’est fait gratuitement. Personnellement, je ne me lasse pas de revenir longuement sur chaque dessin de cet album, admirant ces enluminures vénéneuses et malines qui procurent une remarquable jouissance oculaire ; il y a là de quoi être épaté et subjugué, voire fasciné comme je le disais plus haut.
Sur le fond comme sur la forme, il y a aussi un petit côté « cartoon qui aurait mal tourné », dans l’univers de Bunjevac. Ce ressenti est évidemment renforcé par le physique de l’héroïne principale de l’album, Zorka Petrovic, incroyable personnage quasi anthropomorphique rappelant certains vieux dessins animés américains en noir et blanc. Mélange d’underground, de réalisme et de cartoon, le style de Bunjevac est à la croisée de plusieurs univers, plusieurs cultures, mais s’avère plein et abouti, cohérent et déterminé, minutieux et libre à la fois. Quant aux sujets des sept histoires qui constituent « Heartless », ils peuvent sembler disparates mais se révèlent assez rapidement comme étant complémentaires et très cohérents – eux aussi – par rapport à l’univers personnel de l’auteure. Entre fantasme et réalité autobiographique, parodie et engagement éthique, fable sociale et absurde, journal intime et critique acérée de notre monde, Nina Bunjevac dresse un portrait cru et singulier du rapport entre hommes et femmes, sans appel. Une crudité qui rejoint parfois la cruauté, nous faisant passer du rire aux larmes de manière assez déstabilisante et radicale, sans avoir oublié de nous plonger çà et là dans l’effroi. Il y a ici un constat désenchanté et amer de notre intimité, de nos failles, de nos violences, principalement de ce que subissent les femmes dans notre monde patriarcal. Une violence morale telle que l’auteure contrebalance son propos par un humour grinçant, témoignant aussi de la difficulté des femmes à réagir face à la « puissance masculine ». Après de nombreuses pages assez délirantes, l’album se termine sur deux récits courts où l’auteure se dévoile un peu plus par le biais de son histoire familiale, et plus directement de son père. Des pages extrêmement fortes, prégnantes, impressionnantes, bouleversantes, où l’on comprend avec émotion ce avec quoi Nina Bunjevac a dû se construire, elle et son petit théâtre en noir et blanc, elle et son rire, et sa blessure… Une auteure à suivre de très près, d’urgence, et pour longtemps on l’espère… Superbe.
« Abaddon » T1 par Koren Shadmi
Venu d’un autre horizon que celui de Nina Bunjevac, Koren Shadmi (d’origine israélienne) n’en partage pas moins avec elle les conséquences personnelles dues au passé et à l’histoire d’un pays en proie aux conflits insensés… Là s’arrête la comparaison, l’étrangeté du travail de cet artiste se situant ailleurs, même s’ils nous parlent tous deux de l’isolement, de la folie et du rapport à l’autre. Dans « Abaddon », nous sommes dans un absurde fantastique angoissant où rien n’obéit à la normalité. Bérengère Orieux rapproche cette Å“uvre du « Locataire chimérique » de Topor, à juste titre, mais il y a aussi un peu de Kafka, ici. Un jeune homme cherche une chambre à louer et visite un appartement déjà habité par quatre colocataires. Mais, une fois entré dans ce lieu, il se retrouve dans l’incapacité d’en sortir : en effet, les fenêtres débouchent sur des murs, et la porte d’entrée – sans serrure – est comme scellée, infranchissable. Le voici donc prisonnier d’un appartement où tout le monde semble avoir perdu l’envie ou le besoin de sortir, de s’échapper, d’être à nouveau libre. Une détention subie qui – au lieu de susciter une révolte contre l’enfermement – a fini par devenir une réalité à laquelle on s’accommode, acceptation aberrante de la privation de liberté. On sent évidemment que l’auteur, par cette fable inquiétante, nous parle de notre monde réel où l’on finit par baisser les bras et par accepter toutes les violences inacceptables du quotidien, de la violence morale personnelle aux conflits armés qui égrènent l’actualité sans que personne ne s’en émeuvent plus que le temps de l’information reçue. Si « Abaddon » ressemble à une pièce de théâtre effroyable et cocasse, elle n’en est pas moins une Å“uvre éthique et responsable, faisant écho à tout ce qui structure l’intolérable de notre nature humaine, et du monde qui en découle. Les seules résurgences du passé du protagoniste (qui semble être amnésique) sont d’ailleurs des souvenirs de guerre qui ont sans doute traumatisé celui-ci.
Par tous ces paramètres, Shadmi pose dans « Abaddon » la question de savoir comment et pourquoi l’homme enclin à supporter autant de violence meurtrière, en la vie, et où nous en sommes de notre servitude volontaire, de notre lâcheté, de notre inertie face à l’horreur. Cette Å“uvre singulière parle donc de notre folie, et les colocataires avec qui le personnage principal doit partager son nouveau lieu de vie – sa prison – sont tous plus ou moins dingues, entretenant des rapports conflictuels et vains qui engendrent haine, possession, égoïsme, fatuité et désespoir. Mais il est aussi question ici de désir, de frustration, du jeu de la séduction avec toute la cruauté que cela peut comprendre selon nos incapacités à assumer nos instincts. « Abaddon » est donc aussi une analyse de ce qui nous constitue – et qui peut justement expliquer tout le reste, du conflit intérieur à celui extérieur. Il en découle une sensualité trouble qui rend cette Å“uvre encore plus nécessairement dérangeante. Il aurait été facile d’exprimer cette histoire sombre et bizarre en se servant d’un noir prégnant, mais Koren Shadmi a choisi – avec une certaine audace et une belle acuité – de n’utiliser que le couple de couleurs complémentaires rouge et vert dans « Abaddon ». Nous sommes donc plus dans le contraste coloré que dans la noirceur, ce qui donne (étonnamment ?) une identité visuelle d’autant plus angoissante qu’elle acquiert une rare puissance expressive par ce couple de couleurs chaude et froide. Dans les passages des souvenirs de guerre du protagoniste, le rouge et le vert sont plus mélangés et délavés, dans des ocres et des marrons qui délimitent visuellement le rêve de la réalité. Le format à l’italienne envisagé par l’auteur lui permet d’explorer de larges espaces qui prennent toute leur force en regard des cases alentours, dans un découpage fluide et efficace. Je ne finirai pas cet article sans parler de la couverture d’« Abaddon » qui est l’une des plus belles et réussies que j’ai vues depuis une éternité : un chef-d’œuvre. On attend donc très impatiemment la suite et la fin de cette Å“uvre dont le second volume paraîtra cet automne…
Cecil McKINLEY
« Heartless » par Nina Bunjevac Éditions Ici Même (17,00€) – ISBN : 978-2-36912-001-8
« Abaddon » T1 par Koren Shadmi Éditions Ici Même (26,00€) – ISBN : 978-2-36912-000-1
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