Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Entretien avec Frantz Duchazeau, à propos de « Blackface Banjo »
Tout commence par l’incendie d’un minstrel show, par un groupe d’hommes cagoulés de noir, le Coon Coon Clan. Le lendemain, un jeune hobo noir unijambiste, suspecté par le shérif local, devra son salut à un charlatan irlandais qui ayant remarqué son agilité l’engage dans sa compagnie comprenant un supposé chef indien Big Snake Mojo, une jeune fille et deux acteurs de minstrel. C’est dans cette troupe que le héros de cet album prendra son nom Blackface Banjo. Suite à l’abus de l’élixir miraculeux de son patron (de l’eau avec un dé à coudre de pisse d’opossum pour le goût), il danse comme un démon en s’accompagnant au banjo.
Devenu tête d’affiche du spectacle, il s’enfuira avec Big Snake Mojo suite à une attaque du show par le Coon Coon Clan. Il s’avérera que les membres de ce groupe sont cinq acrobates cajuns, frères de lait du chef indien. Big Snake et Blackface rejoignent la tournée des cajuns.
La virtuosité de Blakface Banjo ne cessant de s’accroître, ce dernier se met à rêver d’une notoriété nationale qui lui permettrait de changer les conditions de vie de la population noire américaine du début de XXe siècle.
Après les années 1930 et l’univers des fondateurs du blues dans « Le Rêve de Meteor Slim », les années 1950 et le monde de la country avec « Les Jumeaux de Conoco Station », un album sur l’ethno-musicologue « Lomax » et la folk, Frantz Duchazeau nous propose, de nouveau, une magnifique plongée dans l’univers de la culture populaire américaine.
Il choisit cette fois, comme décor pour son nouvel ouvrage, les minstrel show, des vaudevilles à destination des spectateurs blancs où des acteurs blancs se grimaient en personnages noirs stéréotypés pour des pièces à l’humour raciste.Â
Dans ce cadre, Frantz Duchazeau présente une foule de fabuleux personnages.
En plus de Blackface Banjo, mélange de Valentin le Désossé et Jimi Hendrix, il crée un escroc irlandais hâbleur dans la lignée du Docteur Doxey, un ombrageux indien et son quintet de frangins (sorte de Frères Jacques cajuns vengeurs), et une jeune amoureuse.
Et grâce à son trait brut unique Frantz Duchazeau anime tout ce petit monde avec son dessin dont le dynamisme attise la vitalité de Blackface Banjo, faisant de cette histoire une sarabande magnifique.
Brigh Barber : D’où vous vient cet intérêt pour la musique populaire américaine ?
Frantz Duchazeau : Je me suis toujours intéressé à la musique. Avant « Meteor Slim », j’écoutais plutôt du rock’n’roll.
En remontant l’historique de cette musique j’ai découvert les premières musiques électriques des années 1940, le blues des années 1920 et plus loin les chansons du début du XXe siècle, les « worksongs », le ragtime, le jazz.
Ce sont des univers qui en plus me parlent graphiquement.
Comment construisez-vous vos récits ? Partez-vous d’une envie de travailler autour d’un contexte (le blues, la country, le folk) et vous développez ensuite une histoire ou vous avez une histoire puis vous lui cherchez un décor.
Pour « Lomax », j’avais illustré des chansons en petites histoires muettes incluses dans le récit dont une qui s’appelle « Stagolee ».
J’avais adoré cet exercice, j’ai eu envie de recommencer, d’utiliser un gaufrier de 9 cases sans dialogues. Ce fut la base de « Blakface Banjo ».
Pour « Le Rêve de Meteor Slim », ce fut la découverte de l’univers du blues. J’ai donc développé son histoire à partir de sa rencontre avec Robert Johnson. J’aime le thème de la rencontre comme déclencheur d’une destinée, ce moment qui fait qu’une vie change de direction. Que serai devenu Elvis s’il n’avait rencontré Sam Phillips puis le Colonel Parker ?
Pour « Lomax », je traite du moment où Alan Lomax devra faire le choix de continuer ou non le travail de collecte de son père John, de s’embarquer pour une vie qu’il n’aurait peut-être pas prise.
Avec le temps, je me rends compte que c’est un peu ce qui m’est arrivé. Quand j’avais quatorze ans, j’ai suivi à l’école un stage sur la bande dessinée. Le lundi, j’y allais en traînant les pieds, le vendredi je savais que ce serait mon métier.
Vous faîtes beaucoup de recherches pour créer vos personnages ?
Absolument pas, je n’en fait  jamais.
Tout ce que je fais démarre à la première page. Je me raconte l’histoire en temps réel, j’essaie d’être au plus près de ce que je fais vivre à mes personnages. Ils évoluent au fil du récit. Je peux les étirer, les faire grossir. Pour Blakface Banjo, je lui ai donné un coté cartoon afin de pouvoir le rendre plus souple lors de ces spectacles. Le récit influe sur le dessin.
C’est pour cela que l’on peut avoir l’impression d’un dessin jeté directement sur la feuille, que le dessin tombe toujours juste.
Je fais tout au pinceau et à l’encre.
J’adore énormément le travail de George Herriman, l’auteur de « Krazy Kat ». Je suis fan de son noir et blanc, du coté fou des aventures qui arrivent à ce chat. La souris Ignatz, le sergent Pupp, tout l’univers de Coconino est ce que j’aime le plus en bande dessinée.
Une partie des conversations entre les personnages ont lieu avec des images au sein des bulles ce qui nous offre, entre autres, deux échanges particulièrement touchant entre Blackface Banjo et la jeune fille. Comment vous est venue cette idée scénaristique qui ancre votre récit dans le contexte théâtral, mimé des minstrels ou du cinéma muet de l’époque.?
L’idée est venue de ce désir de faire une bande dessinée muette. Mon éditeur n’était pas chaud mais j’ai pu expérimenter différents styles de narration, des dialogues, des pictogrammes, des scènes muettes. Cela donne différentes façon de lire, d’écrire. La bande dessinée permet cette totale liberté, aussi de casser le rythme. Un peu comme le ragtime.
Je suis aussi fan de Chaplin, des poursuites avec les Keystone Cops. J’ai essayé d’inclure ce côté burlesque dans cette histoire.
Pourquoi le jeune fille n’a pas de nom ?
Parce qu’elle n’est pas vraiment importante dans l’histoire, tout comme le camelot irlandais, ou les frères cajuns. Ce qui est important est ce qui arrive à Blakface Banjo après sa rencontre avec Big Snake Mojo.
Le Coon Coon Clan a vraiment existé ?
Non, non c’est une pure invention. Le terme Coon est intraduisible en français, c’est un terme encore plus péjoratif que nègre dans l’argot américain.
Ce groupe est une version inversée du Ku Klux Klan, une façon pour ses membres de se rebeller face au racisme des minstrels show. L’incendie de ces spectacles me permettait d’introduire une espèce de running gag ponctuant le récit.
C’est simple, je fais ce que je veux. C’est une espèce de carte blanche. Ils sont ouverts à toutes les propositions en termes de format, pagination après cela reste un échange avec eux pour la finalisation. Au final cela donne de très beaux objets.
À l’époque, il n’y allait pas de main morte dans l’utilisation des stéréotypes.
Oui. La couverture de l’album est aussi une adaptation de l’illustration d’une partition de minstrel de 1907.
Dans « Blakface Banjo » vous utilisez la magie vaudou et montrez des cajuns, vous allez travailler sur cette culture ?
Non, je n’y est même pas pensé. Je travaille sur d’autres projets dont deux sont plus avancés. Une histoire autour de Weggee, photographe new-yorkais spécialisée dans la vie nocturne de cette ville qui sera scénarisée par Max de Radiguès (auteur de Frangins » et « 520 Km » chez Sarbacane) et un autre récit autour de l’adolescence et la musique.
« Blackface Banjo » par Frantz Duchazeau
Éditions Sarbacane (23,50 €) – ISBN : 978-2-84865-604-5
« Le Rêve de Meteor Slim » et « Les Jumeaux de Conoco Station » sont disponibles chez Sarbacane et « Lomax collecteur de folk songs » chez Dargaud.
Pour les amoureux de blues et de folk, le livre d’Alan Lomax « Le Pays où naquit le Blues » a été traduit en fin d’année dernière par Les Fondeurs de Briques.
Brigh BARBER