Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Les Aventures d’El Spectro » T1 (« Les Mutants de la lune rouge ») et T2 (« Trans-Amazonie ») par Yves Rodier et Frédéric Antoine
Fameux catcheur au visage perpétuellement camouflé par un masque, El Spectro est un héros qui ne lutte pas que sur les rings : qu’il s’agisse de contrer les expériences génétiques contre nature d’un savant fou, ou d’affronter un autre mystérieux combattant dans une périlleuse course automobile traversant l’Amazonie, « El Spectro » se veut surtout comme une série de bande dessinée en hommage aux années 1950 et 1960. Danger, exotisme et aventures, tout autant que les choix graphiques d’Yves Rodier, renverront donc tour à tour les passionnés à Tif et Tondu, Michel Vaillant, Bob Morane, Ric Hochet ou Spirou et Fantasio, sans oublier, côté cinéma, L’Homme de Rio, Fantômas ou OSS 117. Découvrons donc ce qui se cache derrière les couvertures des deux volumes parus, accompagnés des commentaires des auteurs : mais, autant vous le signaler dès maintenant, la véritable identité d’El Spectro ne sera, elle, pas dévoilée !
Paru en janvier 2011 aux éditions du Lombard, le tome 1 des « Aventures d’El Spectro » (« Les Mutants de la lune rouge ») annonçait dès sa couverture l’ensemble de ses influences. A commencer par un cadre surprenant : celui de la Lucha libre. Cette « lutte libre » désigne le catch mexicain, dont la formule (un style aérien et spectaculaire, assez proche du catch américain) est née aux débuts du 20ème siècle. Érigés en véritables stars, les luchadors (lutteurs) portent un masque coloré (figure animalière ou divine) qui renvoie aux vieilles traditions guerrières du pays (période Aztèque, du 14ème au 16ème siècle). Parmi les plus célèbres lutteurs, signalons El Santo (1917 – 1984), dont les exploits furent essentiellement issus… de la bande dessinée et du cinéma. Les histoires mélangeaient le monde réel du lutteur à un imaginaire débridé, composé de diverses créatures surnaturelles maléfiques et de méchants archétypaux. De même, de 1958 à 1982, plus d’une cinquantaine de films de série B ou Z opposeront El Santo (dont le nom est traduit sur certaines affiches françaises en… Superman !!) à des ennemis humains (savant fou, karatéka), animaux (chien enragé, gorille), robotisés (androïde), surnaturels (zombi, momie, loup-garou, cyclope) ou extra-terrestres (martien), connus (Dracula, Frankenstein et sa famille) ou anonymes (hors-la-loi, nazi, mafioso)… et parfois improbables (femme-vampire, lépreux, statue de cire) !
Avec une telle mythologie, il demeure relativement étonnant que la bande dessinée contemporaine ne se soit pas plus emparée de la lucha libre, même si cette dernière aura vraisemblablement influencée plusieurs créateurs : outre les grands supers héros américains, citons la série bd « Lucha libre » (depuis 2006 aux Humanoïdes Associées), une partie des personnages de la série « Mutafukaz » (publiée par Ankama éditions depuis 2008) ainsi que le design de certains protagonistes dans les jeux vidéo « Tekken » (toute la série), « Virtua Fighter 5 » et « Street Fighter IV ».
Comme l’expliquent conjointement le scénariste Frédéric Antoine et le dessinateur Yves Rodier, la couverture du tome 1 d’ « El Spectro » est d’abord le choix d’un visuel en rapport avec un titre signifiant :
« Le titre « Les Mutants de la lune rouge » vient d’un moyen-métrage dont Fred et moi avions écrit le scénario en 2005 et qui devait être une aventure du luchador El Santo, catcheur ayant véritablement existé et ayant tourné dans une soixantaine de films dans les années 50-60 et 70. Faute de temps, le projet ne s’est pas fait. En 2009 quand nous avons voulu créer une nouvelle série BD ensemble, nous avons pensé à réutiliser notre projet d’El Santo, mais avons transformé le personnage principal en El Spectro pour nous l’approprier complètement. La première couverture que j’ai élaborée pour ce projet était basée sur le style des vieilles affiches de films de Santo, mais tout en gardant une maquette d’album très classique franco-belge… »
De fait, la première version de la couverture du tome 1 fonctionne « à l’ancienne » : sous le bandeau-titre, la scène (un sacrifice rituel) est digne d’un film serial ou d’une couverture de magazine pulp. Entre Fantastique et Aventure, le héros se débat entre les pattes de sbires mutants (hommes insectes) aux ordres d’un inquiétant gourou arborant en pendentif un croissant de lune. La tunique rouge des mutants pourra évoquée celle des « Moines rouges » (Tillieux, 1964) dans l’album homonyme de la série Gil Jourdan, autre incontournable référence pour les auteurs d’« El Spectro ». Comme le suggère le titre, le visuel procède aussi d’un choc chromatique : couleurs chaudes (rouges et jaunes) contre couleurs froides, dans l’esprit des aplats et des contrastes propres aux séries franco-belges traditionnelles des années 1950 et 1960.
Finalement peu apte à mettre le nouveau héros en valeur, et suite à quelques modifications scénaristique, ce visuel initial sera logiquement abandonné. De l’aveu même d’Yves Rodier :
« Jugeant que ma composition manquait de relief, j’ai décidé plus tard de refaire Spectro et les mutants, du bas de l’image, et de les mettre beaucoup plus en avant-plan. De même, une fois le scénario retravaillé, Spectro n’allait plus apparaître, lors de la scène du sacrifice, en maillot de bain… mais en col roulé !
Mais le Lombard, une fois le contrat signé, n’a pas aimé cette couverture. La maquette « à la Spirou et Fantasio » les dérangeait, et ils tenaient à ce qu’El Spectro soit en tenue de catcheur pour bien présenter le personnage. Fred et moi étions plus ou moins d’accord, car le fait qu’il soit catcheur est plutôt un prétexte qu’une réelle description du personnage (que l’on ne voit pratiquer le sport que sur deux pages dans tout l’album)… Toutefois, le catch étant à la mode chez les jeunes, l’idée avait du sens. J’ai donc fait des recherches pour une nouvelle couverture, plus vague, ne représentant donc pas une scène de l’album en particulier. Après une mise en couleur sommaire pour donner une idée de l’ambiance, le Lombard approuva l’idée et j’en fis une composition à l’encre.»
« Une fois que l’image fut acceptée, sont venues les discussions sur le style de l’illustration. Avec notre éditeur, nous avons pensé qu’une gouache (numérique) donnerait l’impression d’une affiche de bon vieux film de série B, ou d’une couverture de roman « pulp » des années 50 et 60… Nous nous sommes aperçus, une fois l’album en librairie, que c’était une grosse erreur ! Ce qui vend notre série, c’est justement le fait que c’est du « classique franco-belge » et ce style de couverture n’en montre pas du tout la couleur ! »
« Puis, durant des mois, j’ai proposé des maquettes… Je voulais à tout prix y mettre un logo « El Spectro », avec un lettrage qui deviendrait avec le temps tout de suite reconnaissable… Mais le maquettiste du Lombard nous disait que ça faisait trop chargé, que le logo « combattait » le titre de l’album pour la place d’importance sur la couverture, etc… Voici 4 exemples parmi plusieurs…
Après avoir tenu compte des avis de tout le monde (mettre Spectro plus grand dans l’image, éliminer la tête du personnage dans le bandeau titre, etc…) finalement, tout le monde a aimé celle-ci :
J’étais content car j’avais réussi à conserver le logo “El Spectro” qui m’était si cher… Mais le maquettiste, se servant (plus ou moins) de ma maquette en référence, a fait des modifications qui ont débalancé la composition. Typos sans intérêt, couleurs écrasées… À mon grand désarroi, ils ont joué avec ma composition et malheureusement gâché l’effet d’avant-plan du mutant à gauche en le rapetissant, etc…
Résultat : malgré que nous ayons eu des bonnes critiques presque partout et que nous ayons été en nomination à Angoulême (sélection Polar pour le 39ème Festival, fin janvier 2012), les ventes n’ont pas été à la hauteur de nos espérances. Ce qui prouve bien l’importance d’une bonne couverture. Car, en dédicace, quand j’en parlais aux gens qui m’apportaient tous des albums d’une autre série style classique franco-belge que j’ai fait chez Glénat (« Simon Nian » 3 albums parus depuis 2005, scénario de François Corteggiani), j’ai appris que personne ne connaissait El Spectro ! Il a fallu que j’ouvre l’album et leur montre les pages intérieures pour les intéresser ! »
« C’est donc sur ces bases que j’ai insisté pour me charger de la maquette du 2ème album, « Trans-Amazonie » (parution en avril 2013). Je voulais tout changer, revenir au dessin classique au trait, revenir avec une maquette plus « vintage », mettre le logo d’El Spectro bien en évidence, etc… Au début, le Lombard était réticent à changer la maquette de ce 2ème album d’une série débutante, mais j’ai insisté et fait valoir mes points. Donc… C’est avec plus de sérénité que s’est déroulée cette élaboration. »
Ce deuxième visuel met en avant deux autres aspects emblématiques des couvertures « selon » Franquin, Will, Graton ou Tillieux : le dynamisme lié à la présence de l’automobile, parfait vecteur de personnages héroïques en itinérance. Cette invitation au voyage est raccordée à une veine cinématographique prolifique, où l’adversaire devient la route, éternelle inconnue : « Le Salaire de la peur » (Clouzot, 1953), « Un taxi pour Tobrouk » (de la Patellière, 1960) « Cent mille dollars au soleil » (Verneuil, 1964) et « Grand Prix » (Frankenheimer, 1966). Pour « Trans-Amazonie », et au-delà du renvoi à la véritable Transamazonienne (projet contesté de tracé entre le Pérou et l’Atlantique, sur plus de 5700 kilomètres), Yves Rodier s’est inspiré d’une couverture dessinée par Antonio Parras pour le journal Pilote n° 228, paru en 1964. L’auteur précise :
« Ce qui est drôle, c’est qu’après m’être inspiré de cette illustration, je m’en suis éloigné pour y revenir ! Le premier croquis était vraiment différent, tout en gardant l’élément des voitures du bas, mais en inversant le sens du mouvement pour que le danger soit devant les pilotes et non derrière, comme la sortie de piste qu’on voit sur l’illustration de Parras. Comme je voulais que le mouvement aille tout de même de gauche à droite, j’ai du basculer la composition vers la gauche. C’était une base suffisante pour commencer à élaborer la maquette. Un premier essai a donné ceci :
Puisque j’avais eu abondamment l’occasion d’expérimenter avec la maquette du premier album, j’ai rapidement déterminé ce que je voulais comme éléments. L’explosion derrière le logo de Spectro (mais en noir pour que le nom soit bien lisible) et la tête du personnage pour clairement identifier la série. Ça ne bougera plus vraiment jusqu’à la fin. Là où je vais plutôt chercher, c’est dans la position des personnages du haut, El Spectro et son ennemi juré, le Crâne Noir. Un deuxième essai, mieux composé, les mettant dos à dos pour bien montrer leur antagonisme, et qui permet de mieux insérer le titre, a donné ceci :
Finalement, au bout du compte, j’ai voulu rendre hommage au dessin original de Parras, et j’ai repris l’attitude de son pilote pour la pose d’El Spectro. J’ai retravaillé également celle du Crâne Noir pour qu’on puisse mieux voir son visage. Voici le crayonné, avec la position des éléments de la maquette indiqués en bleu…
Une fois encrée, les éléments étaient bien en place, ce qui a donné la couverture plus ou moins finale. Petit changement de dernière minute, le visage du Crâne Noir est devenu plus sérieux, pour bien montrer que c’est le méchant de l’histoire !
Au final, j’ai décidé de cadrer moins serré sur l’image, pour en dégager le mouvement. Et sur les conseils du Lombard, nous avons décidé de mettre une texture de gouache dans le ciel pour quand même lui donner un lien avec la couverture du tome 1… La tête de Spectro fut changée au profit d’un dessin qui pourra être réutilisé tout au long de la série, et le fond violet fut transformé en un fond neutre et blanc. »
Si le visuel du premier épisode louvoyait au plus près des affiches de films de série B et Z, ce deuxième épisode est un évident pastiche des albums de Jean Graton dans la mesure où tous les ingrédients de la célèbre série « Michel Vaillant » sont présents : courses et accidents épiques, références mécaniques, moments de liesse et de dangers, jolie fille et exotisme, typographies adéquates… L’apparition en couverture de Crâne Noir, véritable double maléfique d’El Spectro, semble par ailleurs être une citation assez nette de l’album « Le Pilote sans visage » (T2 paru en 1960) où Michel Vaillant doit affronter un coureur mystérieux et criminel, proche d’un spectre habité par la vengeance. Comme l’indiquent les lianes entourant le titre, l’affrontement entre les catcheurs et pilotes se double d’un sujet très contemporain : l’écologie. La course ultime au cœur de l’Amazonie se muera donc en un combat (lutte libre ?) entre le progrès industriel (les voitures de course) et la nature (la forêt amazonienne), non sans heurts… Gageons que le prochain album annoncé, « Le Bayou de l’enfer » (à paraitre en 2014), ne devrait pas s’éloigner de ces codes, remarquablement remis en scène pour le bonheur des lecteurs de tous âges.
In fine, et pour être complet concernant ce dossier « couvertures » signalons la parution chez BD Direct d’un portfolio de 10 couvertures imaginaires au format A4 (11 dans la version luxe spécial Angoulême), certaines étant reprises dans le magazine L’Immanquable (n° 27, avril 2013), en accompagnement de la prépublication du tome 2 d’« El Spectro ».
Philippe TOMBLAINE
« Les Aventures d’El Spectro » T1 (« Les Mutants de la lune rouge ») et T2 (« Trans-Amazonie ») par Yves Rodier et Frédéric Antoine
Lombard 2011 et 2013 (12,00 €) – ISBN : 978-2803627752 et 978-2803630677
Merci pour ce petit dossier.
Encore un truc à côté duquel je suis passé… Mais l’occasion de me rattraper se présente.
JML
Merci Monsieur Tomblaine pour le rappel de Parras, grand dessinateur de Pilote-hebdo injustement tombé dans l’oubli à mon goût (un peu comme Florenci Clavé)