Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Les Brigades du temps » T1 (« 1492, à l’ouest, rien de nouveau ! ») et T2 (« La Grande armada ») par Bruno Duhamel et Kris
Le 12 octobre 1492, l’Histoire telle que nous la connaissons a « déraillé » : une alerte de niveau 5 s’est déclenchée dans une station orbitale, où l’agence Ukronia surveille l’intégrité du déroulement du temps. Car, à cette date, Christophe Colomb a été tué… et n’a donc pas découvert l’Amérique. Dans le diptyque réalisé par Kris et Bruno Duhamel, il revient aux improbables agents Kallaghan et Montcalm de mener à bien une double mission périlleuse : convaincre Isabelle de Castille de financer une nouvelle expédition, et comprendre pourquoi l’empereur Aztèque a décidé… de partir conquérir l’Europe !
Porté depuis longtemps par le scénariste Kris (la proposition à l’éditeur Dupuis date de 2002), le projet initial (baptisé « La Guerre du temps », « Le Facteur temps », « Ukronia » (avec les dessinateurs Last puis Mig), « Ukronia, agence temporelle » puis « Les Brigades du temps ») repose comme on l’aura compris sur le concept de l’uchronie : selon le terme inventé par Charles Renouvier en 1857, en se fondant sur le modèle d’utopie (avec un « u » négatif et « chronos », le temps), il s’agit donc de désigner un « non-temps », un temps qui n’existe pas. Initiée par « La Machine à explorer le temps » d’H.G.Wells (1895), l’idée de refaire l’Histoire est plus précisément apparue avec Barjavel et son « Voyageur imprudent » (1943). Parmi les nombreux modèles littéraires, citons Philip K. Dick et son « Maitre du Haut Château » (1962) et surtout Poul Anderson qui créé « La Patrouille du temps » dès 1960. Dans ce cycle de nouvelles, un corps de police temporelle, inventé par des surhommes du futur soucieux de ne pas être effacés de l’histoire « normale », est chargé de patrouiller dans le passé (jusqu’à la Préhistoire) pour enquêter sur les perturbations engendrées par des voyageurs temporels et empêcher les modifications de la trame historique…
De la même manière, la mission des héros des « Brigades du Temps » n’est pas ici d’empêcher que des évènements néfastes se produisent (c’est ce qui arrive en partie dans la série télévisuelle « Au cÅ“ur du temps » (1966 à 1967, Twentieth Century Fox productions), où deux chercheurs sont bloqués dans la passé), mais plutôt d’empêcher que l’Histoire diverge radicalement de celle qu’on connaît. A l’image de Blutch et Chesterfield dans « Les Tuniques bleues », le duo de héros est parfaitement antagoniste au profit de situations et dialogues humoristiques nombreux.
Les couvertures des deux albums ici illustrés jouent aisément de tous les éléments listés : cadre historique (1492 pour le tome 1, grande armada espagnole initiée par le roi Philippe II en 1588 pour le tome 2), titres référencés (« A l’Ouest, rien de nouveau », selon l’œuvre pacifique d’Erich Maria Remarque publiée en 1928 et évoquant la Première Guerre mondiale) et éléments parodiques (gestes et attitudes du duo héroïque). Notons que la présence d’une créature d’origine extraterrestre et aux pouvoirs puissants confèrent au genre sa tonalité science-fictionnelle, de même que les uniformes de ces véritables agents spatio-temporels, dignes de Valérian et Laureline et des Men in black réunis…
Positionnées en miroir, les deux couvertures offrent en 2013 une lecture complémentaire : au voyage maritime initial en caravelle vers les Amériques vient correspondre un affrontement physique et politique, recontextualisé au sommet de la pyramide aztèque de Mexico-Tenochtitlan. Au cercle du soleil et à la clarté du jour s’opposent le ciel crépusculaire ou nocturne, décoré d’une pleine Lune sous laquelle s’agitent des chauves-souris. Ces dernières sont aussi noires qu’étaient blanches les mouettes annonçant la proximité des rivages en couverture du tome 1 ; suggérons aussi qu’entre la dualité du passé et du futur, nos deux agents ont toujours à agir sur deux fronts (rétablir l’Histoire officielle et empêcher toute autre dérivation nuisible, réparer et convaincre) entre ombre et lumière, pour aller et revenir au croisement d’un présent qui est autant celui des auteurs que celui (à quelques semaines de décalage !) des lecteurs.
Idéalement présentés sous la forme de diptyques, les prochains opus des « Brigades du temps » devaient se consacrer successivement à Jeanne d’Arc, à la Révolution française ou au naufrage du Titanic, mais il semblerait que la Seconde Guerre mondiale soit devenu LE cadre préférentiel pour les auteurs : voici donc venir pour la saga de Kris et Duhamel un nouveau défi, dans un cadre historique devenu depuis longtemps le terrain de jeu favori du genre uchronique (voir par exemple les séries bd « Le Grand jeu » (Delcourt, 2007) et « Block 109 » (Akileos, 2010), mais seul l’avenir « officiel » nous le dira !
Philippe TOMBLAINE
« Les Brigades du temps » T1 (« 1492, à l’ouest, rien de nouveau ! ») et T2 (« La Grande armada ») par Bruno Duhamel et Kris
Dupuis 2012 et 2013 (12,00 €) – ISBN : 978-2800149295 et 978-2800156125