Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...PLUS DE LECTURES BD DU 21 SEPTEMBRE 2009
Notre sélection de la semaine? : ? Dieu en personne ? par Marc-Antoine Mathieu, ? Ben Laden dévoilé ? par Philippe Bercovici et Mohamed Sifaoui, et ? En chemin elle rencontre? ? collectif.
- ? Dieu en personne ? par Marc-Antoine Mathieu – Éditions Delcourt (14,95 Euros)
Lors d’un recensement de population, un homme pourvu d’une tignasse et d’une barbe blanche, sans papiers d’identité ni référence de traçabilité, annonce aux fonctionnaires de notre planète qu’il est Dieu ! Mais est-il bien celui qu’il prétend être ou n’est-il qu’un vulgaire usurpateur ? Comme toute l’humanité doute de sa réalité, elle lui intente, finalement, un gigantesque procès mondial où interviennent nombre de témoins qui l’ont rencontré (cela va d’un technicien de surface à un psychiatre, en passant par une attachée de presse) et qui nous parlent des rapports qu’ils ont entretenus avec cet étrange quidam : et les médias vont très vite s’emparer du phénomène… Tout l’album tourne donc autour de l’existence de Dieu : question philosophique récurrente ici traitée sur le ton de l’humour décalé. Ce maître de la narration et de la rhétorique dessinée qu’est Marc-Antoine Mathieu s’est toujours intéressé aux sciences et à la métaphysique, comme on peut le constater dans ses précédents albums avec « Julius Corentin Acquefacques » comme héros ou encore ses one-shot pertinents comme « Mémoire morte » ou « Le Dessin ». Mais ici, le dessinateur scénographe va peut-être encore un peu plus loin dans ses réflexions en se demandant ce qui se passerait si Dieu revenait sur Terre, aujourd’hui, et en présentant son propos comme s’il s’agissait d’un reportage télévisé : multipliant les tableaux, les situations et les intervenants ! Peaufinant son élégant graphisme en noir, gris et blanc, de façon peut-être plus classique que de coutume, sans introduire ses habituels petits « gadgets » qui changent la lecture de ces livres, cet auteur kafkaïen par excellence réussit à nous passionner et nous amuser avec ce personnage ambigu, tout le long des quelque 120 pages que contient cet album, somme toute assez courageux !
- ? Ben Laden dévoilé ? par Philippe Bercovici et Mohamed Sifaoui – Éditions 12 bis (15 Euros)
Cette bande dessinée-enquête qui raconte la vie d’Oussama Ben Laden et, en arrière-plan, l’histoire du terrorisme islamiste de ces trente dernières années, est aussi un acte très courageux. Sur le même principe que « La Face karchée de Sarkozy » de Riss, Malka et Cohen (album initié par les 12 bis du temps où ils étaient encore chez Glénat), cette incroyable biographie doublée d’une politique-fiction, fondée sur une investigation très rigoureuse, désacralise le mythe du chef d’Al-Qaida : il apparaît alors comme un simple illuminé, avide de pouvoir, qui n’a fait qu’instrumentaliser la religion musulmane de manière cynique. Le tout est traité de façon totalement humoristique par le trait dynamique (et ici plus précis qu’à son habitude) par un Philippe Bercovici (auteur, entre autres, de la célèbre série « Les Femmes en blanc ») en grande forme, certainement porté par le côté gonflé du sujet… Nous sommes en 2016 et Ben Laden est enfin arrêté, par hasard ! Lors de son interrogatoire, il se confie à deux agents américains et quelques bonnes blagues, disséminées par-ci par-là , agrémentent les faits « véritablement » réels dans cet amusant pamphlet contre l’intégrisme. Cependant, s’il s’attend à un brûlot sensationnel contre le riche islamiste, l’historien pointilleux peut, en effet, être déçu et considérer que cette caricature est surtout un « pétard mouillé ». Par contre, l’amateur de bonnes bandes dessinées franco-belge, lui, appréciera l’exploit, d’autant plus qu’il assistera à la naissance d’un nouveau grand du scénario BD : le journaliste Mohamed Sifaoui faisant preuve, pour son premier album dans le domaine, d’une habilité narrative assez étonnante. On attend d’ailleurs avec impatience ses autres démonstrations scénaristiques sur une « vraie » fiction : encore un autre pari à tenir et qui pourrait être, presque, aussi audacieux que celui-ci !
- ? En chemin elle rencontre… ? collectif – Éditions Des ronds dans l’O (18,50 Euros)
Le point fort de ce collectif c’est qu’il se révèle d’une grande homogénéité alors que ses différents collaborateurs viennent d’horizons graphiques ou narratifs très différents. L’autre atout de ce plaidoyer réussi contre la violence faite aux femmes, c’est l’investissement qu’ont montré les auteurs pour ce projet : ils se sont tous sentis concernés de près par cette aberration universelle qu’ils ont traitée en portant un regard pudique, mais sans concession, à l’instar de l’éditrice. En effet, Marie Moinard a été confrontée à de telles violences et elle a demandé au scénariste Corbeyran et au dessinateur Damien Vanders de mettre en images et en cases sa douloureuse expérience conjugale, pour briser la loi du silence ! C’est certainement l’un des récits les plus émouvants (et le plus long puisqu’il ne totalise pas moins de vingt pages) de l’ouvrage ; mais les autres témoignages, fictions ou analyses sociales contenues dans cet album sont tout aussi poignants. Que cela soit sous forme de courtes bandes dessinées (comme c’est le cas pour Jeanne Puchol, Philip Caza, Malik et Kris & Nicoby ou encore pour Bernard Swysen, Charles Masson et Aude Samama, sur des scénarios de Marie Moinard), de textes chocs (signés Adeline Blondieau, Denis Lapière, Isabelle Bauthian) ou d’illustrations (réalisées par Christian Durieux, Renaud Dillies, Didgé, Philippe Xavier, Frédéric Jannin, Magda, Alain Maury, Kroll, Daphnée Collignon, Carine De Brabanter, Lucien De Gieter, Rebecca Morse, Sergio Salma, André Geerts, Turk, Séraphine et même le vénérable René Follet pour un texte sur la lapidation d’une jeune fille de treize ans en Somalie) : sans oublier la superbe couverture signée Emmanuel Lepage, représentant un beau visage soumis, symbole d’engagement et d’humanisme ! Au final, voici une belle initiative qui, à sa manière, tire la sonnette d’alarme sur ce fait de société souvent négligé par les pouvoirs publics et fera certainement avancer le débat !
Gilles RATIER