Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial Eric Powell
Delcourt a récemment sorti deux albums d’Eric Powell, le T10 de « The Goon » et l’inénarrable one-shot « Chimichanga ». L’occasion de nous replonger dans l’univers frappadingue de cet auteur on ne peut plus réjouissant. Un vrai bol d’air frais au sein du brouhaha ambiant…
« The Goon » T10 (« Malformations et déviances »)
Il se peut qu’au milieu de la surproduction aveuglante actuelle vous soyez un peu abruti par l’avalanche d’images, d’annonces, de mises en avant tonitruantes, au point de vous retrouver dans des états de lassitude où vous ne vous sentez plus touché par rien, où tout finit par se ressembler. Ce qui est censé vous faire hurler de rire s’avère tiède et pas si drôle que ça, l’aventure extraordinaire vous fait à peine frissonner dans votre canapé, et le suspense vous parvient tel un vieux soufflé oublié au fond d’un four désormais glacial. Bref, même si votre passion de la bande dessinée et votre appétit de lire ne sont pas morts, vous êtes parfois blasé malgré vous et espérez enfin vibrer à nouveau le temps d’un album providentiel. Je me sens un peu comme ça, en ce moment. Il faut vraiment que ce soit très bon pour me satisfaire. Heureusement, il y a certains bons auteurs qui reviennent assez régulièrement nous offrir leurs dernières folies, et on est rarement déçu. C’est le cas avec Eric Powell et son humour noir et grinçant, son originalité graphique et son univers décalé. Loin de s’essouffler, sa fameuse série « The Goon » continue d’exceller dans l’outrance et le trentième degré, toujours aussi belle et surprenante, mélange improbable où l’horreur, le rire, le cÅ“ur, l’absurde, l’injure et la violence font feu de tout bois dans un mariage détonnant. Un grand éclat de rire, donc, mais pas que ça…
Les six histoires contenues dans ce dixième tome se situent au moment du retour du Goon dans sa ville. Il découvre que depuis qu’il est parti, celle-ci part quelque peu en quenouille, gangrénée par des individus peu recommandables et souvent monstrueux. Au gré de leurs déambulations, le Goon et son acolyte Franky vont donc devoir contrer de sinistres personnages aux velléités aussi diverses qu’incongrues. Une fillette monstrueuse qu’on amène dans un foyer pour enfants psychopathes, une fête foraine pleine de vilains pas beaux, une aventurière strip-teaseuse qui rouvre un théâtre burlesque, un atelier vétuste d’ouvrières aux mains d’un patron sans scrupules, un barbecue surréaliste sur les docks et un gobelin voleur de cadavre sont au programme de cet opus barré à souhait. À chaque récit, on ne peut que pouffer de rire devant tant d’humour vachard et de situations complètement ahurissantes de bêtise assumée et de décalage par rapport au ton habituel des comics. Nous sommes entre la BD, le dessin animé, la marionnette, le roman populaire et la série B génialement édifiante. Powell ne recule devant aucune outrance pour nous faire rire étrangement, à la fois bousculés et satisfaits de lire des choses que trop peu d’artistes osent exprimer. Non pas que « The Goon » soit foncièrement révolutionnaire, mais l’approche, l’intention et la réalisation de Powell en font un objet plus ou moins déterminé qui ne peut que réjouir les amateurs de sous-culture qui rend jaloux la « vraie » culture par sa liberté de ton et son intégrité artistique. Powell fait ce qui l’éclate et le donne à lire à ceux qui ont envie de rire autrement, dans une exagération qui fait écho à toute une mythologie culturelle populaire transitée via le cinéma et les comics depuis l’après-guerre. Pour autant, « The Goon » n’est pas un hommage bourré de private jokes, il est même tout sauf ça, respirant amplement par sa seule et belle originalité, Å“uvre quasi unique pourtant toute en résonnance.
Ce tome 10 est vraiment très très bon… comme les précédents ! Je n’ose même pas vous citer certains des moments qui m’ont le plus outré dans la joie tellement Powell n’y va pas avec le dos de la cuillère, faisant dire à ses personnages des trucs à hurler de rire tellement c’est pas possible d’écrire des trucs pareils… Vous comprendrez en lisant par exemple ce que le Goon et Franky disent des lecteurs de comics de super-héros (et j’en suis un). C’est… d’une provocation totale ! (J’en ris encore.) Cerise sur le gâteau, vous le savez, c’est l’excellent Dave Stewart qui met « The Goon » en couleurs, et le bougre le fait de manière exceptionnelle, sublimant l’art de Powell en collant parfaitement à l’esprit de la série. Bref, si vous avez envie de lire un comic ébouriffant où derrière chaque insulte ou mot vachard se cache une vraie bonté et une révolte sourde contre certains dysfonctionnements de notre monde abordés sous l’angle du conte bizarroïde, si vous voulez jouir d’un impeccable petit théâtre dessiné décadent, alors plongez-vous dans « The Goon ». Cet album-ci ou les autres, peu importe, tout est bon !
Je vous le dis sans détour : « Chimichanga » est un album tout à fait épatant. Une petite merveille absolument borderline. Un ravissement pour les adultes comme pour les enfants. C’est drôle, tendre, bête, inattendu, rafraîchissant, décalé et encore tout un tas d’adjectifs vachement positifs. Dans le tome 10 de « The Goon » dont je viens de vous parler, le récit sur la fête foraine nous fait rencontrer Madame Venganza, femme à barbe de renommée mondiale. La femme à barbe est un personnage emblématique de ce qu’on appelle les phénomènes de foire, et il n’est donc pas étonnant que Powell l’utilise quand on connaît son fameux penchant pour l’incongruité. Mais comme Powell est encore plus déglingué de la calebasse qu’on n’oserait l’espérer, il n’a pas pris pour héroïne de « Chimichanga » une femme à barbe, non… mais une fillette à barbe ! (Consternation dans la salle…) Grâce à Powell, nous « apprenons » donc que les femmes à barbe ont déjà une pilosité du visage alors qu’elles sont encore prépubères… Un choc ! Oui, un choc dans tous les sens du terme, car il faut bien avouer que l’apparence physique de Lula (c’est son nom) laisse pantois. Certes, c’est bien une petite fille rondelette et un peu frondeuse, mais ses moustaches et sa barbe en font l’un des personnages les plus improbables de toute l’histoire de la bande dessinée… Mon dieu, mais quelle allure ! On ne sait pas si on doit en rire ou en pleurer, mais en tout cas c’est étonnant et détonnant, et comme ça fait plaisir d’être ainsi bousculé dans l’absurde !
Le ton est évidemment décalé (et cette fois-ci gentiment outrancier), juste assez pour revigorer certains archétypes et dépoussiérer l’idée même du conte enfantin lisible par tous (à moins que ce ne soit un conte pour grands enfants). Quoi qu’il en soit, ça dérape sec assez constamment, et tout au long du récit on s’amuse à se faire peur, dans la plus grande des traditions, sauf qu’ici quelqu’un a résolument foutu du LSD quelque part. Eric Powell est dingue, messieurs dames. Son génie est de nous faire parcourir son histoire avec l’impression profonde que nous lisons là une histoire fantaisiste classique, en ce sens où elle ressemble à un conte (le rôle des personnages, la trame…) alors que nous lisons un truc de fou absolu où des choses édifiantes ne passeraient pas ailleurs. C’est une impression particulièrement réjouissante. Le rire franc n’est pas rare, en parcourant les pages de cette Å“uvre atypique au possible, nuancé par des moments de danger et de grands sentiments savamment mis en scène dans une jolie naïveté et une vérité de l’enfance. On vibre selon des émotions archaïques d’émerveillement, celles si fortes visuellement qu’elles fondent ou influencent fortement l’imaginaire des petits. Passerelle étrange et douce entre l’enfant et l’adulte, « Chimichanga » possède une grande faculté de conciliation entre l’univers innocent de l’un et celui plus sarcastique de l’autre. Si l’on ajoute à cela une réalisation graphique de toute beauté où le compère de Powell, Dave Stewart, a excellé dans la mise en couleurs, alors « Chimichanga » constitue l’un des albums les plus beaux, farfelus et déglingués que j’ai lus depuis longtemps, d’ores et déjà pour moi l’un des albums de l’année. Les curiosités de cette qualité ne courent pas les rues.
Quant à l’histoire, je vous en dis tout de même deux mots pour vous mettre en appétit : Lula est une fillette à barbe qui vit dans le cirque du Père La Ridule. Un cirque en perte de vitesse, mais la providence fait intervenir une créature qui pourrait tout changer. Il s’agit de Chimichanga, sorte de grand monstre gentil éclos d’un Å“uf que Lula a reçu en échange d’une mèche de sa barbe. Mais la sorcière qui a procédé à l’échange est de mèche (sic) avec un homme d’affaires du monde pharmaceutique qui ne compte pas s’arrêter à quelques poils de barbe pour fabriquer son nouveau médicament miracle contre… euh… je ne vous dis pas quoi, vous découvrirez ça avec effarement en lisant l’album. Le récit roule à la perfection et chaque case est un bonheur. Comment ne pas rire devant « Heratio, le poisson à gueule de marmot » ou « Randy, l’homme de 70 kg qui a la force d’un homme de 75 kg » ? Et comment résister au ton primesautier et quasi argotique de Lula, ou bien à l’apparence superbement ridicule de Chimichanga ? Moi, je n’y arrive pas. « Chimichanga » est une vraie belle surprise, n’hésitez pas une seconde !
Cecil McKINLEY
« The Goon » T10 (« Malformations et déviances ») par Eric Powell Éditions Delcourt (15,50€) – ISBN : 978-2-7560-3947-3
« Chimichanga » par Eric Powell Éditions Delcourt (13,95€) – ISBN : 978-2-7560-2980-1