Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Mort Walker
Le label l’An 2 des éditions Actes Sud (dirigé par Thierry Groensteen) vient de publier l’intégrale, en un seul volume, des strips de « Sam’s Strip » (1). Devenu culte aux USA (mais aussi en Italie (2) où la bande n’a pourtant été que rarement traduite), ce newspaper strip, créé le 16 octobre 1961, a la particularité d’être une bande dessinée qui a la bande dessinée (du moins le comics strip) pour principal sujet.
En effet, aux côtés du sournois Sam et de son anonyme assistant (baptisé par la suite Silo), il n’est pas rare de voir défiler ses illustres confrères, alors que ce protagoniste, qui n’a pas d’autre activité que celle d’être un héros de comics, passe son temps à s’inquiéter du courrier des lecteurs et de sa popularité, à réfléchir sur la mécanique du gag ou à apostropher ses auteurs : Mort Walker (ici seulement scénariste) et Jerry Dumas (le dessinateur). Ces derniers témoignent d’ailleurs, dans cet indispensable ouvrage de deux cents pages, de la création et de l’étonnante facilité qu’ils ont eue à imposer « Sam’s Strip » auprès du syndicate responsable de sa diffusion dans les journaux.
Pourtant, certainement trop compliquée et trop moderne pour séduire le grand public de l’époque, cette tentative originale a tourné court puisqu’elle s’est interrompue un peu plus d’un an plus tard (le 1er juin 1963). En effet, les auteurs ont été forcés de constater que leur étonnant strip sophistiqué était un échec économique, car sa distribution ne touchait plus, alors, qu’une cinquantaine de journaux : bien trop peu pour continuer à assurer son existence.
Pourtant, en avril 1977, Sam et son stupide assistant reviennent dans une nouvelle suite de bandes quotidiennes et de planches dominicales (sous le titre de « Sam and Silo ») réalisées par les mêmes auteurs et diffusées par le même syndicate : le King Feature Syndicate. Hélas, le fonds de commerce du strip n’est plus l’auto-parodie. Quant aux allusions aux héros des « Funnies » (3), elles ont bel et bien disparu : les situations comiques, plus simples et compréhensibles que celles de la bande dessinée réflexive et conceptuelle qu’était « Sam’s Strip », jouant exclusivement avec les catastrophes provoquées par l’opposition des personnalités de nos deux héros devenus flics municipaux. Cette fois-ci, cela ne risquait pas de décontenancer les lecteurs : la preuve, la série continue encore aujourd’hui… (4)
Signalons quand même que l’édition proposée par l’An 2 (laquelle est traduite par Harry Morgan) est accompagnée d’un appareil critique qui facilite le repérage et la compréhension des multiples clins d’oeil dont cette série satirique (au ton néanmoins assez pessimiste) est truffée : tant à l’actualité (on est alors au plus fort de la Guerre froide) qu’à l’histoire de la bande dessinée. C’est ainsi que la présence, dans la marge, de la tête miniature du héros principal renvoie à des annotations sur les apparitions de personnages appartenant à ce que certains ont appelé « L’âge d’or du comic américain » : ils sont fort bien représentés par le dessin simple et efficace de Jerry Dumas, lequel a longtemps travaillé comme assistant de Mort Walker sur « Beetle Bailey » et a fourni des idées de gags pour « Hi and Lois » (et aussi pour « Sam’s Strip » et « Sam and Silo ») pendant plusieurs décennies.
Ainsi, « Sam’s Strip » réussira à divertir nombre de professionnels avec ses trouvailles multiples et ces références constantes à des séries aussi diverses que « The Yellow Kid » de Richard Felton Outcault (1895), « Happy Hooligan » (1900)
ou « Alphonse and Gaston » de Frederick Burr Opper (1901), « Krazy Kat » de George Herriman (1910),
« Bringing up Father » de George McManus (1913), « The Gumps » de Sidney Smith (1917), « Toonerville Folks » de Fontaine Talbot Fox Jr (1918), « Barney Google » de Billy DeBeck (1919), « Popeye » d’Elzie Crisler Segar (1919),
« Tillie the Toiler » de Russ Westover (1921), « Little Orphan Annie » de Harold Gray (1924), « Blondie » de Chic Young (1930)…,
et même à des bandes réalistes comme « Dick Tracy » de Chester Gould (1931) ou « Prince Valiant » d’Harold Foster (1937).
Ce géant du strip humoristique américain qu’est Mort (diminutif de Addison Mortimer ou Morton) Walker est né le 3 septembre 1923 à El Dorado, au Kansas. Tour à tour dessinateur, scénariste mais aussi lettreur (comme c’est le cas sur « Sam’s Strip »), il est surtout connu en France pour être le créateur de « Beetle Bailey » (l’une des bandes dessinées les plus diffusées dans le monde) et de « Hi and Lois » (« Hippolyte et Clémentine »).
Mort Walker publie son premier dessin à l’âge de onze ans et vend sa première bande dessinée un an plus tard : « Á l’école, je dessinais des cartoons et les vendais à des journaux pour financer mes sorties avec les filles » (5). À quinze ans, il travaille déjà pour un quotidien local (le Kansas City Journal) sur sa première série (« The Limejuiciers »). Vers 1940, il devient chef de rédaction de Show Me, le magazine du campus de la Washington University, alors qu’il continue à suivre des cours de lettres à l’Université du Missouri, où trône aujourd’hui une énorme statue en bronze de « Beetle Bailey ». Á la même époque, il travaille également pour une firme spécialisée dans les cartes en tout genre (Hallmark Cards) où il est promu chef designer, alors qu’il n’a que 18 ans.
En 1943, Mort Walker s’engage dans l’armée des États-Unis et continuera de servir son pays en Europe, sous la bannière étoilée, pendant la Seconde Guerre mondiale. Démobilisé en 1946, il se rend à New York pour partir à l’assaut de la presse quotidienne. Si ses premiers essais sont refusés, il finira par être engagé aux éditions Dell où il deviendra responsable de plusieurs revues familiales, s’essayant à la caricature ou au dessin humoristique et gagnant, peu à peu, la reconnaissance du public et de ses pairs.
C’est en 1949, pour l’hebdomadaire Saturday Evening Post, qu’il conçoit une succession de gags mettant en scène un étudiant nonchalant du nom de Spider. Le King Feature Syndicate décide alors de lui acheter la série qui va être rebaptisée « Beetle Bailey » pour son premier strip qui paraît le 4 septembre 1950. Mais, six mois après, vu son manque de succès, cette bande est menacée et ne devra sa survie et sa consécration qu’à l’incorporation du héros, alors que nous sommes en pleine guerre de Corée : en moins de six mois, deux à trois cent supports de presse supplémentaires se proposeront de passer régulièrement cette bande après que le journal Star and Stripes l’ait éjecté, l’ayant jugée trop antimilitariste !
Depuis, une quarantaine de pays (6), à travers deux mille journaux, ont publié les milliers de strips et de planches du dimanche qui mettent en scène ce tire-au-flanc de militaire, lequel fait également l’objet de comic books, de dessins animés et d’un important merchandising. Á noter que, très vite, Mort Walker s’est entouré de collaborateurs sur cette série ; tels Jerry Dumas pour l’encrage des planches dominicales (à partir de 1956), Frank Johnson pour la bande quotidienne, Bob Gustafson pour la réalisation des comic books ou encore son fils Greg sur les crayonnés. Il paraîtrait même que, Mort Walker, maintenant âgé de 86 ans, superviserait encore le travail quotidien de ce studio qui emploie six de ses enfants.
Sa seconde série la plus célèbre (« Hi and Lois » ou « Hippolyte et Clémentine » en France (7)) est un family strip mettant en scène la sœur de « Beetle Bailey » et son époux, et dont le premier strip paraît le 18 octobre 1954, alors que les pages dominicales et la version comic books ne commenceront que deux ans plus tard. Si Mort Walker pose donc les bases graphiques des personnages dans « Beetle Bailey », il confie le dessin de « Hi and Lois » à un jeune homme alors âgé de 36 ans (Dik Browne), se réservant toutefois le scénario : « Ce que je préfère faire, c’est la rédaction d’un gag ; et surtout quand j’estime que c’en est un bon, un dont je suis particulièrement fier, et dont je pense qu’il aura un véritable impact. Tous les matins, j’ai une réunion avec mes collaborateurs. Ils travaillent aussi à leurs propres gags, mais j’ai hâte de leur soumettre les miens… En définitive, le début de la créativité est ce que j’apprécie le plus dans mon métier. Quant au travail d’explication, d’application de ces idées créatrices ou créatives, il demeure pour moi la part la plus ingrate. Car là, il faut s’asseoir devant sa table de travail, dessiner, s’acharner… Jeter des idées sous forme de silhouettes est exaltant : les achever devient la part embêtante du métier, aussi indispensable soit-elle. »» (8)
Dik Browne collaborera à cette série (avec l’aide de Jerry Dumas, de Bob et Greg Gustafson, de Frank Johnson ou de l’un de ses fils Christopher Browne) jusqu’en 1973, année de la création de son propre personnage de strip : « Hagar the Horrible » (« Hägar Dünor » en français). C’est son autre fils (Chance Browne) qui, avec l’aide de Madeline Hogan et Brian Walker pour les scénarios, a repris « Hi and Lois », depuis 1989.
Mort Walker créera ensuite d’autres séries qui auront un moindre retentissement international : « Mrs Fitz’s Flats » dessiné par Frank Roberge (de 1957 à 1972), « Boner’s Ark » (9) (1968-2000) qu’il signe de son premier prénom Addison, « The Evermores » (1982-1986) mis en images par Johnny Sajem, « Betty Boop and Felix » (1984-1988), « Gamin and Patches » (1987-1988) également sous le pseudonyme d’Addison mais avec l’aide de Bill Janocha… Et donc « Sam’s Strip » en 1961 et « Sam and Silo » en 1977 !
Enfin, ce prolifique créateur a monté sa propre maison d’édition (Comicana Books) et a également fondé un musée de la bande dessinée (bien avant celui d’Angoulême), avec l’aide financière de la Fondation Hearst : International Museum of Cartoon Art.
Ce dernier a ouvert ses portes, en 1974, à Greenwich dans le Connecticut mais, devenu très vite trop petit, il est transféré, deux ans plus tard, à Port Chester dans l’état de New York : un autre de ses fils, Brian (devenu depuis directeur de sa maison d’édition), en a été promu conservateur pour gérer environ 100 000 originaux, dont certains ont été repêchés de justesse dans les poubelles des syndicates ou des maisons d’édition. Hélas, en 1992, le lieu étant devenu à son tour trop exigu, ce musée déménage à Boca Raton en Floride pour n’être inauguré qu’en 1996 et être finalement fermé en 2001, faute de moyens suffisants !
Alors, vous serez tous d’accord pour admettre que rien que pour son dévouement au 9ème art, Mort Walker mérite vraiment les nombreux prix ou autres récompenses internationales dont il est couvert (pour plus de renseignements, voir son site : http://www.mortwalker.com), ainsi que ce long article dans notre rubrique « Le Coin du patrimoine » !
Gilles RATIER avec Laurent TURPIN aux manettes
(1) En fait, cet ouvrage est la traduction pratiquement « copie conforme » du livre publié par Fantagraphics Books en décembre 2008 : « Sam’s Strip. The Comic about Comics », un recueil conçu par Brian Walker.
(2) Pour ce qui est de la France, quelques bandes de « Sam’s Strip » furent publiées dans l’éphémère Strips (en 1996) et dans Hop ! (de 1999 à 2002), mais l’intégrale proposée ici n’y fait aucunement allusion ! En fait, seul le « BD Guide 2005 » (publié chez Omnibus sous la houlette du regretté Claude Moliterni) consacre un article assez conséquent à « Sam’s Strip ».
(3) Pour tout savoir sur cette période, on ne peut que vous conseiller de dénicher un exemplaire de la désormais introuvable bible francophone sur le sujet : « Funnies : 1895-1935 » de Jean-Claude Glasser paru aux éditions Futuropolis, en 1984, dans la collection « Copyright ».
(4) Á noter que, depuis 1995, Jerry Dumas est seul aux commandes !
(5) Propos cités par Marc-André Dumonteil dans le n°103 de Hop ! (en 2004). Un autre numéro de la revue de Louis Cance (le n°67 de 1995) propose aussi un très complet dossier sur Mort Walker qui nous a énormément servi pour écrire cet article : merci donc à Marc-André Dumonteil qui l’a également concocté avec son érudition habituelle !
(6) En France, « Beetle Bailey » fut surtout publié dans des magazines comme Charlie Mensuel (en 1971), Lectures pour tous (vers 1973), Spirou (en 1974 et 1975), Tintin (sous le nom de « G. I. Smith », de 1975 à 1978), Rétro BD (en 1978 et 1979) ou Bananas (en 1981). Sous l’appellation de « G. I. Joe », on retrouve également sa trace dans le quotidien France-Soir, en 1983. Enfin, sous son propre nom, il eut l’honneur de deux albums édités par Dargaud et adaptés par Greg (en 1984 et en 1985) et un autre en poche (ce dernier ne comportant que des strips inédits en noir et blanc) chez J’ai Lu, en 1988.
(7) Les avatars sentimentaux, sociaux et familiaux de cette famille moyenne américaine ont été publiés en France dans de nombreux quotidiens ou magazines comme Franc Tireur (1957), Paris Journal (1957-1959), Le Maine Libre (1958-1959), La Dépêche du Midi (1959), Oise Matin (1964), L’Espoir de Nice (1965), Confidences (1967-1980), Centre Presse (1968-1989), Nord Matin (1970), La République du Centre (1981-1982), L’Aurore… et compilés dans trois albums (reprenant les pages du dimanche) aux éditions Édi-Monde, en 1978.
(8) Interview réalisée par Éric Leguèbe et publiée dans « Voyage en Cartoon-Land » aux éditions Serg, en 1977.
(9) Considérée par les amateurs comme la troisième plus importante série de Mort Walker, « Boner’s Ark », qui met en scène une arche de Noé de fantaisie, a été publiée sporadiquement en France dans Picsou Magazine sous le titre « Bon voyage capitaine », en 1986 et en 1987.
Thierry Groensteen, éditeur responsable de la collection « L’An 2″ chez Actes Sud, nous signale qu’il avait tout de même mentionné abondamment » Sam’s Strip « , avant tout le monde, dans une longue étude sur la réflexivité dans les bandes dessinées (comment la BD parle de la BD) parue dans la revue Conséquences (n° 13/14) en… 1990.
Gilles Ratier