Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...LA BD EN ISLANDE
Situé juste en dessous du cercle polaire, recouvert en partie par de gigantesques glaciers, l’Islande n’a acquis son indépendance du Danemark qu’en 1944. Du fait d’une longue tradition d’autarcie, des formes d’expressions culturelles très originales s’y sont développées. La bande dessinée n’y échappe pas.
Malgré la faiblesse de sa population (316 000 habitants), on publie énormément d’ouvrages en Islande, environ 1300 par an. « On a l’impression que la moitié de la population a écrit un livre, comme si les islandais étaient inspirés par les sagas vikings du XIIIème siècle, que l’écrivain José Luis Borges considérait comme les premiers romans. L’abondance des librairies à Reykjavik constitue la preuve de cette habitude » avance le journaliste britannique John Carlin, qui vient de terminer un reportage sur le pays.
Mais la bande dessinée a du mal à y trouver sa place. Ses débuts remontent 1924 avec la parution des trois demoiselles dans la revue Morgunbladid, souvent considérée comme la première BD islandaise. « Son auteur, Muggur était dessinateur, peintre et illustrateur mais pas un auteur de bande dessinée. » précise Bjarni Hinriksson, l’un des principaux auteurs du pays. Par la suite, la BD se développe dans les journaux et les revues humoristiques. A partir des années 70, les premiers albums (« Pierre et le robot » de Kjartan Arnórsson en 1979) et les premiers recueils de strips (« Bisi og Krimmi de SÖB », « Sigga Vigga » de Ástthórsson) sont édités. « Les sujets et les thèmes sont le quotidien, la mythologie nordique, les sagas et les contes islandais » précise Bjarni Hinriksson.
De nos jours, les bédéistes locaux se manifestent par l’exposition de leurs œuvres dans différents musées du pays, des conférences et des réunions. Deux festivals internationaux ont été organisés, l’un avec les pays nordiques en 1992, l’autre Atlantique (Scandinavie, Islande et Amérique du nord) en 2005. Trois revues se sont faites remarquer au cours des 20 dernières années. La très underground Bandormur (1987 – 1995) a servi de plateforme aux jeunes bédéistes et artistes en exposant leur travail. Les deux autres, Blek et Gisp « sont les deux plus grandes et longues séries de bandes dessinées en Islande, en terme de durée. Aucune autre n’avait atteint plus de 8 numéros » rappelle Ragnar Egilsson, journaliste spécialisé culture du quotidien Reykjavik Grapevine.
Gisp oscille entre le fanzine, très présent au début, et une formule mi-magazine, mi-livre professionnel. Il a été créé en 1990 par le très francophile Bjarni Hinriksson, formé à l’atelier de bandes dessinées d’Angoulême dans les années 80. Celui-ci a participé à plusieurs ouvrages collectifs hexagonaux, Ego comme X (« Ego comme X« , 1994) ou « Les enfants du Nil » (Delcourt, 1990). Il a aussi édité un recueil, Réveil, pendant le festival Les Boréales à Caen, en 2000. L’autre revue, Blek (« encre »), fondée en 1996, est dirigé par un français, Jean Posocco, installé depuis 1983 et qui signe Jan pozok. Celui-ci enseigne la bande dessinée dans une école du soir à Hafnarfjördur Hafnarfjördur est la troisième ville du pays.] , formation qu’il a créée : « C’est en 1994 – 1996 que je mis sur pied le premier cours de ce type. » La quasi-totalité des autres dessinateurs mène une carrière en parallèle (peintre, illustrateur, etc.) et font de la bande dessinée quand un projet se présente. Cette confusion des genres peut se révéler bénéfique, comme le souligne Hinrikson : « L’absence d’un véritable marché de la bande dessinée en Islande – et par extension le métier d’auteur – a le bénéfice de brouiller les frontières entre les différents arts et moyens d’expression. Ajoutons à cela une très grande tradition littéraire couplée avec le développement tardif d’un art pictural et nous avons à la fois une méconnaissance des possibilités de la bande dessinée et une très grande liberté pour créer. » Posocco, qui fait en même temps de l’illustration, de l’aquarelle paysagiste et de la publicité, approuve « La BD en Islande est très proche des autres formes artistiques et les revues sortent souvent en relation avec une expo. Les gens qui collaborent à Gisp ! sont pratiquement tous des artistes. Aucun n’est nommé auteur de BD. » « Les contes de Grim » (Actes sud – 2005), seul album islandais sorti en France en est d’ailleurs un bon exemple. L’auteur, Hallgrimur Helgason, est écrivain pour le théâtre et la télévision mais aussi plasticien et dramaturge. Son roman « 101, Reykjavik » a été adapté au cinéma en 2000. « Les contes de Grim » est sa seule œuvre graphique.
Les maisons d’édition n’investissent pas le créneau. La seule tentative a eu lieu au début des années 90, avec Nordic comics. Malheureusement, « ce petit éditeur a voulu trop faire en peu de temps et l’entreprise ne dura que deux ans. Mais il réussit l’exploit de sortir un magazine et une dizaine de titres » se souvient Posocco. Il est vrai que les tirages sont très faibles, à la hauteur d’un marché minuscule : « Le premier numéro de Blek fut édité à 1000 exemplaires. Un tirage complètement fou. Les éditions suivantes se sont réduites à 500 puis 250, pour finir aujourd’hui à 100 par numéro. » Le constat est le même pour Hinriksson : « Mes seuls vrais clients sont les bibliothèques ! » Nexus, librairie spécialisée à Reykjavík, est très active, mais bien seule. De fait, les dessinateurs ont tendance à émigrer. C’est le cas de Kjartan Arnórsson (parti aux Etats-Unis) ou de Ingi Jensson, auteur de Heimur Sjónna (2003), aux Pays Bas.
Du fait des coûts de production locaux, il est plus intéressant d’importer ou d’acheter des droits étrangers. On compte un nombre important de comics américains parfaitement compréhensibles pour ce peuple polyglotte et de revues de BD danoises, massivement importées du fait des relations étroites entre les deux pays. Le plus grand éditeur du pays, Forlagid, a sorti fin 2007 des mangas traduits. Ce genre, présent en anglais, représente déjà 1/3 des ventes de Nexus. Pour sa part, la BD franco-belge est peu représentée dans le pays. Les grandes séries classiques ont été traduites dans les années 70 par des éditeurs classiques comme Fjölvi ou Idunn. Aujourd’hui, seul « Tintin » fait l’objet de rééditions. Le record de vente pour un album est d’ailleurs détenu par « L’étoile mystérieuse » qui se déroule en partie à Akureyi, dans le nord du pays. Le nombre d’albums locaux est de l’ordre d’une quinzaine depuis 2003. On y remarque, en particulier des adaptations du patrimoine littéraire national. Ce fut le cas de la saga de « Njall le brûlé » (« Brennunjalssaga« ), texte du 13ème siècle dessiné par Björgvinsson et Bárudóttir mais aussi de Laxdæla saga de Kristjánsson. Les autres titres sont quasiment tous de Hinriksson, Pozok et Hugleikur Dagsson. Ce dernier est l’auteur des deux tomes de « Ókei bae« , dernière production locale recensée en 2008, après avoir publié plusieurs recueils de gags. Jan Pozok a sorti « Treize à la douzaine » (2005 – JPV édition) album trilingue en couleur, racontant les mésaventures de pères – Noëls islandais, « Ur gala buks unum » (2006) qui reprend un conte traditionnel et « Skuggi Rökkva » (2008) qui va faire l’objet d’une tentative d’édition en France. Hinriksson, en parallèle à Gisp ! a publié deux albums.
Face à l’indifférence du public et des éditeurs et à un certain isolement géographique et linguistique, les créateurs islandais ont fait du 9ème art local une forme d’expression artistique hybride, à la croisée des chemins entre peinture, illustration, graphisme et bande dessinée. Le fait que l’ensemble des artistes du pays s’intéresse à la BD et n’hésite pas à en faire à l’occasion montre que celle-ci est bien intégrée dans le milieu culturel local. A défaut de la rendre populaire, ce constat est finalement assez rassurant pour son avenir.
Christophe Cassiau-Haurie