Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...COMIC BOOK HEBDO n°76 (06/06/2009)
Cette semaine : Ça sent le soufre avec DAREDEVIL et HELLBLAZER?
DAREDEVIL vol.2 : LE PROCÈS DU SIÈCLE (Panini Comics, Marvel Deluxe)
Deuxième volume de la réédition dans la collection Marvel Deluxe des épisodes maintenant mythiques de Daredevil réalisés par Brian Michael Bendis et Alex Maleev, parus précédemment dans la collection 100% Marvel. Le format plus grand de cette collection permet d’apprécier toujours mieux l’art de Maleev, si plein de nuances, de matières, de beautés visuelles qu’il convient de creuser par la rétine. Parfois, la forme participe au fond, et cette réédition cartonnée, sous jaquette, assez volumineuse et – comme je l’ai dit – plus grande, le passage de Bendis et Maleev sur Daredevil accède à un rang de classique moderne qui mérite un écrin digne de ce nom. Le présent volume reprend les trois arcs Le Procès du siècle, Le Petit Maître et Hardcore, soit les épisodes 38 à 50 parus initialement en 2003. Les habitués de cette chronique savent combien je suis dithyrambique sur cette série depuis le début, et il me semblerait un peu vain de revenir sur l’importance de ces histoires (pour elles-mêmes mais aussi pour l’importance qu’elles ont dans l’histoire globale du personnage), revenir sur le dessin génial de Maleev, avec ses contrastes, ses solarisations et ses matières, les couleurs fabuleuses de Matt Hollingsworth, la belle traduction de Nicole Duclos et les magnifiques couvertures reproduites. Oui… quand j’aurais redit tout ça, aurais-je dit quelque chose de nouveau par rapport à cette Å“uvre qu’il faut absolument lire, absolument ne pas rater, qu’on aime les comics ou pas ? Et me croirez-vous ? Car il ne faut pas croire tout ce qu’on lit.
Seule issue : tentez le coup. Allez-y. Lisez le Daredevil de Bendis et Maleev. Vous n’aimez pas les super-héros ? Laissez-vous tenter tout de même. Ce Daredevil-là lorgne plus du côté de James Cagney, s’engouffrant dans les ambiances du film noir le plus âpre, refoulant et exacerbant les pulsions, creusant dans la psychologie des personnages pour en tirer une dramaturgie qui va bien au-delà du règlement de compte final du gentil et du méchant. Loin des bagarres il y a les tribunaux, la prison, le mensonge, la vérité, l’identité et l’éthique, le meurtre et l’inéluctable, dans une spirale où l’action elle-même est étouffée par le poids de la réalité à assumer et traverser. En clair, Bendis a plongé Matt Murdock et Daredevil dans l’une des périodes les plus sombres de toute son histoire, l’enserrant inexorablement dans un contexte dont il ne pourra pas sortir indemne, quoi qu’il arrive. Profonde articulation sur le sens de l’identité, de la vie privée, du sens de nos actes et de nos vérités, le Daredevil de Bendis va là où beaucoup d’autre n’avaient pas su aller. Dans l’obscurité. Une obscurité littéralement transcendée par le génie graphique d’Alex Maleev qui nous offre des images et des mises en pages époustouflantes, brutes et sensibles à la fois, tout simplement fantastiques, noires, belles, extraordinaires, dans un réalisme ne coupant pas les ponts avec l’imaginaire. On notera l’épisode Le Procès du siècle, exceptionnellement dessiné par Manuel Gutierrez, Terry et Rachel Dodson (ce qui amène une coupure esthétique), et le fameux épisode 50 où chaque action de la bataille de Daredevil contre le Caïd est dessinée par un dessinateur différent : Gene Colan, Lee Weeks, Klaus Janson, John Romita, Joe Quesada, Mile Avon Deming et David Mack. Conclusion : vous savez ce qui vous reste à faire… Découvrir ou redécouvrir ce chef-d’Å“uvre.
HELLBLAZER (Panini Comics, Vertigo Cult)
Si ça empeste la clope, le whisky, la magie noire et l’haleine de démon, alors pas de doute, vous êtes bien chez Constantine. Le pays où les imperméables tiennent debout tout seuls, où la gueule de bois est une religion, où l’amertume de la vie est une panacée. Toi qui entre dans cet album, laisse toute espérance derrière toi. Pourtant il a l’humeur souvent rigolarde, John Constantine ; à moins que ce ne soit du cynisme, ou l’éclat de rire du désabusé… Apparu en 1987 chez DC Comics, Hellblazer est un spin-off du Saga of the Swamp Thing repris par Alan Moore, où John Constantine est apparu comme détective privé minable de l’occulte. Hellblazer allait lancer Constantine dans une série régulière où celui-ci pourrait prendre complètement son envol dans les histoires, sans être rattaché au mec des marais. C’est Jamie Delano qui s’occupa des scénarios, et le moins qu’on puisse dire, c’est que le bougre d’homme fut bien inspiré, car les récits sont sombres et percutants à souhait, n’ayant pas peur de l’injure ni des bas-fonds pour disséquer le parcours d’un looser ayant affaire à l’indicible. Les premiers épisodes étaient dessinés par John Ridgway et Alfredo Alcala qui ont excellé dans leur art en créant des images fantomatiques et lourdes, en osmose avec le propos et l’esprit glauque qui traversent l’Å“uvre. Ce deuxième volume est graphiquement plus éclectique, avec la présence de cinq dessinateurs aux styles différents, mais Delano reste aux manettes. Richard Piers Rayner et Mark Buckingham ont Å“uvré sur les quatre épisodes assez délirants qui ouvrent l’album, dont un qui nous apprendra ce qui s’est réellement passé à Newcastle. Le génial Bryan Talbot, lui, a dessiné une longue histoire horrifique qui était parue dans le premier Annual d’Hellblazer : Le Maudit Saint. De quoi avoir très peur, Talbot ayant poussé son trait jusqu’à l’effroi le plus total. Dean Motter nous offre en bonus un clip du groupe de Constantine, les « Membrane Muqueuse », en bande dessinée : un concept intéressant ! Enfin, le grand David Lloyd nous emmène dans un récit très étrange prenant le temps de se développer sur un grand nombre de pages, dans des atmosphères d’aquarelles qui auraient forcé sur le pigment, où le crayon et le blanc de la feuille nous plongent dans l’enfer blanc. Pour être tout à fait complet, n’oublions pas de dire que les couvertures sont de Dave McKean, Kent Williams et David Lloyd, ce qui ne gâche rien, vous en conviendrez. C’est une très bonne chose que Panini se soit lancé dans l’édition d’Hellblazer, car elle fut une série forte dans l’histoire de DC, à la charnière de Vertigo, et ayant des ramifications artistiques et historiques de premier ordre dans la vague britannique qui souffla sur le monde des comics dans les années 80. Alors, chers lecteurs, si vous avez envie de comprendre le monde en décadent, achetez cet album et dévorez-le égoïstement.
Cecil McKINLEY