Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...PLUS DE LECTURES BD DU 23 MARS 2009
Notre sélection de la semaine : ? Souvenirs d’un elficologue T.1 : L’Herbe aux feys ? par Jean-Paul Bordier et Thierry Gloris, ? La Belle aux ours nains ? par Émile Bravo, et ? Inès ? par Jérôme d’Aviau et Loïc Dauvillier.
? Souvenirs d’un elficologue T.1 : L’Herbe aux feys ? par Jean-Paul Bordier et Thierry Gloris – Editions Soleil (12,90 Euros)
Équipé d’un matériel de pointe (pour cette fin du XIXème siècle), le photographe parisien Paul Laforêt accompagne le journaliste Albin d’Aigrefin-Tonnerre, envoyé par son rédacteur en chef au Mont Saint-Michel : son but est de réaliser le premier « reportage photographique » de l’Histoire, ceci afin de prouver que cette nouvelle invention peut le rendre riche. L’ennui, c’est que de curieuses formes féeriques vont contrarier ses desseins en apparaissant, de façon totalement aléatoire, sur les épreuves argentiques qu’il développe. Même s’il n’est absolument pas familier des légendes du monde celtique, ce non-initié va vite comprendre que ces tâches étranges ne sont autres que des feys. Il va alors se laisser entraîner sur les anciens sentiers qui mènent à Faërie, alors qu’une série de meurtres sanglants et spectaculaires terrorise la population de ce site qui a bien mauvaise réputation… Evidement, comme à son habitude, le prometteur scénariste Thierry Gloris (« Le Codex angélique », « Saint-Germain »…) joue habilement avec les arcanes d’un monde magique et la réalité historique, grâce à un scénario des plus convaincants, même pour les lecteurs réticents aux ambiances surnaturelles. Une solide documentation (largement puisée, à bon escient, dans les ouvrages de l’éminent Pierre Dubois), une idée de départ palpitante et des personnages hauts en couleurs résultent sur cette première partie d’un formidable diptyque qui renoue avec la veine fantastique et populaire des romans feuilletons du XIXème siècle ! Enfin, le tout est fort bien mis en images par le crayon méticuleux, peut-être pas encore totalement maîtrisé mais tout à fait approprié, du jeune Jean-Paul Bordier (dont c’est le premier « véritable » album) !
? La Belle aux ours nains ? par Émile Bravo – Editions Seuil Jeunesse (12 Euros)
Encore tout auréolé du succès public et critique de son « Spirou : le journal d’un ingénu », Emile Bravo vient de publier une savoureuse parodie des contes de fées pour la collection « La bande des petits » des éditions du Seuil. Si ces dernières ont officiellement abandonné l’édition de bandes dessinées, elles continuent, néanmoins, leurs publications en direction des enfants ; et il s’agit, d’ailleurs, du troisième superbe petit album BD, au format à l’italienne, où le fondateur de l’Atelier des Vosges (avec Frédéric Boilet, David B., Joann Sfar, Christophe Blain, Lewis Trondheim…) met en scène différents personnages des contes de fées, dans une seule histoire, comme pour « Boucle d’or et les sept ours nains » et « La Faim des sept ours nains » : ceci avec son agréable trait, beaucoup plus classique que celui de ses amis précédemment cités, lequel n’en demeure pas moins innovant, comme le prouve sa principale série à la fois instructive et distrayante : « Jules » chez Dargaud. Dans « La Belle aux ours nains », opus complètement loufoque, il met une nouvelle fois à mal les contes traditionnels et les clichés du genre : un ours nain partant chercher un prince pour dépanner une enquiquineuse de princesse en détresse, une fée marraine perdant son sang-froid et lançant quelques sortilèges des plus surprenants comme celui qui change les prétendants à problèmes en trois petits cochons… et bien d’autres cocktails hilarants qui nous révèlent des aspects inattendus de la personnalité des protagonistes mythiques de ces récits bien connus qui s’enchevêtrent malicieusement ! Comme le ton décalé emporte l’adhésion dès les premières pages, les petits et les grands se délectent des dialogues drôles et dynamiques et du graphisme « ligne crade » qui devient la marque de fabrique de cet auteur, aujourd’hui reconnu comme tel, mais qui a longtemps galéré pour y arriver !
? Inès ? par Jérôme d’Aviau et Loïc Dauvillier – Editions Drugstore (15 Euros)
Le scénariste Loïc Dauvillier (« La Petite famille » avec Marc Lizano, « Le Portrait » avec François Ravard et quelques adaptations pour la collection « Ex-libris » de chez Delcourt) n’est pas « que » passionné par le livre et les techniques d’impression : il est également sensible aux faits de société, à ceux qui ne peuvent pas vous laisser de marbre. Et, en plus, avec « Inès », il tente d’aborder un sujet difficile, rarement traité en bandes dessinées : la violence conjugale. La force de ce récit poignant est d’y aller par petites touches, au rythme des hachures en noir et blanc de Jérôme d’Aviau (connu aussi sous d’autres pseudonymes comme celui de Poipoi pour la série enfantine « Ange le terrible », parue dans la collection « Tchô ! » de chez Glénat). A noter que ce dernier a également été son partenaire illustrateur sur un autre livre qui mérite le détour : « Ce qu’il en reste » publié par Les Enfants rouges, en 2007. C’est donc sans fioritures que les deux artistes nous parlent de cet homme qui pense qu’il peut tout régler par la force, qu’il est le maître et que son épouse doit rester docile et soumise. D’ailleurs, la culpabilité qui envahit cette femme battue et le silence des voisins devant ses actes ne lui donnent-ils pas raison ? Toutefois, rassurez-vous, si ce beau roman graphique, justement économe en paroles, effleure souvent le pathos, il ne s’y vautre pas, nous laissant même de l’espoir dans son message final. Bref, un livre tout en pudeur et tout à fait méritoire !
Gilles RATIER