Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Hommage à Keiji Nakazawa
S’il y a une œuvre qui a fait beaucoup pour l’essor du manga hors du Japon, c’est bien « Gen d’Hiroshima ». Son auteur, Keiji Nakazawa, vient de décéder le 19 décembre 2012, à l’âge de 73 ans, des suites d’un cancer du poumon.
Keiji Nakazawa avait 6 ans lorsque sa famille fut décimée, suite à l’explosion de la première bombe atomique de l’histoire. Le 6 août 1945, à 8 h 15, les Américains ont largué Little Boys sur Hiroshima, cette petite ville du sud-ouest du Japon, sans réellement mesurer les conséquences à long terme de cet acte d’une violence extrême. Son père, son frère cadet et sa sœur aînée moururent dans l’effondrement de leur maison et sa mère, 20 ans plus tard, des suites de son irradiation.
La première partie de « Gen d’Hiroshima », de son vrai nom « Hadashi no Gen » (littéralement « Gen le va-nu-pieds ») est publiée dans la revue Shûkan Shônen Jump, dés 1973. Le récit prend place bien avant le lancement de « La » bombe. Le lecteur suit la famille Nakaoka, copie quasiment conforme de la propre famille de l’auteur. Leur vie d’avant y est décrite de manière réaliste ainsi que les brimades qu’ils subissent du fait des critiques incessantes du père face ont l’impérialisme de son pays et son obsession guerrière. Ensuite, après l’explosion, Keiji Nakazawa témoigne des difficultés rencontrées lors de la reconstruction de la ville d’Hiroshima. Famine, pauvreté, criminalité, tous ces points sont abordés sans concession. De même que le rejet de ces habitants à qui l’on reproche d’avoir indirectement causé la défaite du Japon, alors qu’ils n’essayaient que de vivre paisiblement. La force de Keiji Nakazawa réside dans la narration de son récit. Loin de dramatiser à tout va, il essaie plutôt de montrer comment vaincre l’adversité et de toujours aller de l’avant, malgré les coups et les brimades. C’est un manga plein d’espoir sur un sujet tragique et extrêmement dur.
En France, « Gen d’Hiroshima » fut le premier manga publié dans un format proche de l’original japonais avec un nombre conséquent de pages. En 1983, Les Humanoïdes Associés, publie un seul et unique volume dans l’éphémère collection Autodafé. L’histoire s’arrête après l’exposition de la bombe, le cahot qui s’en suivit et la naissance du petit frère de Gen au milieu des décombres. Cette collection avait pour ambition de proposer des romans graphiques dans un format plus proche de la littérature que de la bande dessinée traditionnelle. Ce fut un échec et il faudrait attendre 1990 pour que les éditions Albin Michel rééditent ce manga sous le titre de « Mourir pour le Japon ». La série ne dépassera pas le premier volume non plus, même si celui-ci compte plus de pages que l’édition des Humanos. La série sera finalement complètement publiée, à partir de 2003, chez Vertige Graphic.
Nakazawa n’est pas venu au manga pour témoigner contre les méfaits de la guerre. Ce combat arrivera plus tard, tout en lui occupant une grosse partie de sa vie. En 1961, il se rend à Tokyo ou il devient assistant pour Daiji Kazumine, puis pour Naoki Tsuji. En 1963, il publie son premier titre personnel, « Spark 1 » dans la revue Shônen Gahô. Son travail est plutôt commercial et alimentaire pour le moment. Revenu à Hiroshima, la révélation viendra suite au décès de sa mère. En effet, lors de son incinération, il constata que les radiations avaient lentement consumé cette femme de l’intérieur, au point que même ses os furent réduits en cendre. Ce sera un véritable électrochoc pour lui. À partir de cet instant, il essayera d’alterner les travaux commerciaux et des histoires plus personnelles sur la guerre, le nucléaire et ses conséquences.
Son premier manga sur le sujet, « Kuroi ame ni utarete » (« Sous une pluie noire ») est dur. D’une grande violence, il met en scène un assassin impassible éliminant un à un des soldats américains. Il faudrait attendre 2 ans pour qu’un éditeur ose publier cette œuvre déconcertante dans la revue pour adulte Manga Punch. Sept autres récits dans la même veine y seront par la suite édités. Entre-temps, les travaux commerciaux s’enchaînent jusqu’à ce que sa nouvelle maison d’édition , la prestigieuse Shûeisha, éditrice du Shônen Jump, lui demande de participer à un numéro spécial rassemblant des œuvres autobiographiques. En 1972 paraît donc « Ore wa mita » (« Je l’ai vu »). L’auteur évoque pour la première fois sa propre expérience, on sort du récit de fiction, la réalité crue de la guerre s’expose dans un court récit poignant. Devant l’accueil positif des lecteurs, le rédacteur en chef de Jump, Tadasu Nagano, lui suggère d’en faite une vraie série développée plusieurs années. Ce que Nakazawa acceptera immédiatement. Ainsi naquit « Gen d’Hiroshima ». Le sujet n’accroche pourtant pas les lecteurs qui préfèrent les récits de fictions. Au bout d’un an, la série change donc d’éditeur et passe chez Chôbunsha. Là , ce fut la révélation, notamment dans les milieux de gauche qui s’empressent de reprendre ce manga dans leurs propres publications. La série, au départ destinée aux enfants, intéresse maintenant les adultes.
« Gen d’Hiroshima » a été publié dans de nombreuses langues : français, anglais, allemand, suédois, norvégien, finnois et même espéranto. Malheureusement elles ne sont pas toutes complètes. « Ore wa mita » a également été publié en comics aux USA par Educomics sous le titre « I Saw It ».
En France, Keiji Nakazawa a été récompensé par le Prix Asie ACBD de la Critique, lors de Japan Expo 2007, pour l’édition de « Gen d’Hiroshima » chez Vertige Graphic.
À noter que la première édition parue chez les Humanos est légèrement différente des suivantes. Certains dessins ont été retouchés afin de mieux coller à la réalité historique. Par exemple, au départ, Nakazawa avait dessiné Albert Einstein en train d’assister aux premiers essais de bombes atomiques. Si la conception de cette arme est basée sur ses travaux, il s’est avéré qu’il n’a jamais assisté à ces lancements au côté des militaires. Du coup, afin d’éviter que ce genre d’erreur amène une critique trop facile, certaines cases furent remaniées dans les éditions plus récentes, et ce dans tous les pays.
En septembre 2009, Keiji Nakazawa s’est mis à la retraite, à cause de son état déclinant. Il a développé du diabète et une cataracte qui l’empêche de poursuivre son travail d’auteur de manga. C’est en septembre 2010 que ses médecins décèlent un cancer du poumon qui s’aggravera à partir de juillet 2011 et, finalement, l’emportera ce 19 décembre 2012.
Nakazawa s’est toujours battu pour la paix et contre l’énergie nucléaire. Il a dénoncé son usage suite à la catastrophe de Fukushima en 2011, comme il l’avait fait en 1986 pour Tchernobyl. Heureusement, son œuvre, un témoignage poignant sur le sujet, lui suivit.
Gwenaël JACQUET
« Gen d’Hiroshima » T1 à 10 par Keiji Nakazawa
Éditions Vertige Graphic (9,20 €)
« les Américains ont largué [la bombe] sur Hiroshima, sans réellement [en] mesurer les conséquences à long terme »
Moi je n’aurais pas écrit cela ainsi …
Oh non.