« Joe, l’aventure intérieure » par Sean Murphy et Grant Morrison

« Joe, l’aventure intérieure » est un comic qui a un charme fou tout en traitant d’un sujet grave. La maladie d’un adolescent transposée en quête fantastique ? Le procédé n’est pas nouveau, mais Morrison l’explore avec une retenue transcendée par le style remarquable de Sean Murphy, ce qui change la donne et engendre une Å“uvre à la fois touchante et impressionnante par sa justesse de ton et d’images. Un album à la recherche d’un équilibre parfait… que l’on atteint souvent grâce à la belle interaction exprimée entre le scénariste et le dessinateur.

L’idée de départ de Grant Morrison est aussi simple qu’ingénieuse (si bien exploitée, et c’est le cas). Joe, un jeune adolescent encore pétri du monde des jouets de son enfance et ayant du mal à s’affirmer comme le « mâle en instance » qu’il doit être aux yeux du monde, est diabétique. Un jour, suite à une altercation avec des petits loubards qui le prive de ses friandises, il rentre chez lui sans se douter qu’une crise d’hypoglycémie va le terrasser, le laissant dans un semi-coma où il sera sujet à des hallucinations très puissantes. Il va donc devoir à tout prix trouver un aliment sucré afin de stopper la crise et de rester en vie. Un parcours simple pour quiconque ne fait pas de crise de cette sorte : descendre les étages jusqu’au frigo pour boire un soda, mais aussi rétablir le courant qui a sauté à cause d’un violent orage. Le disjoncteur est à la cave. Entre le dernier étage de la chambre de Joe et la cave, des escaliers, des pièces, des couloirs… Un environnement inoffensif et banal qui va devenir ici un véritable territoire de tous les dangers, chaque mètre semblant peser comme un kilomètre… De cette situation « simple » mais dramatique, Grant Morrison va tirer un récit à double narration, l’une dans le réel, l’autre dans le fantasme de ces hallucinations où ledit réel prend des allures d’univers fantasmatique proche des grandes épopées mythologiques. Ainsi, le petit rat blanc de Joe, prénommé Jack, devient Chakk dans le délire de Joe, un robuste rat combattant en costume de guerrier, doué de parole et censé protégé son « maître » de tous les dangers. De même, tous les jouets de Joe vont prendre vie dans les hallucinations, endossant des rôles divers et souvent impressionnants. Durant tout l’album, le lecteur suit Joe dans sa quête réelle de soda tout autant que dans sa victoire symbolique contre le royaume de la Mort, fruit de l’hypoglycémie hallucinatoire.

Un drôle de sentiment se dégage par rapport au scénario : d’un côté, on aurait aimé que Morrison aille plus loin dans son idée en la faisant dévier çà et là dans d’autres territoires complémentaires, et de l’autre on apprécie grandement la sobriété et la cohérence de son intention qui structurent parfaitement l’édifice. Les transpositions entre monde réel et monde fantasmé sont évidentes, de la figure du rat à celle de la reine en passant par ce territoire de l’hypogée qui représente l’hypoglycémie : aucun doute n’est permis sur la nature de ce que traverse notre jeune héros, et le lecteur est plutôt amené à faire preuve de compassion et d’attention envers tous les éléments de l’histoire de Joe pour la comprendre que de survoler l’ensemble de manière superficielle, seulement porté par le principe narratif. Cette attention est sollicitée d’innombrables fois, de manières très diverses et plus ou moins appuyées, tout en réservant de belles surprises au final (et ne manquant jamais d’insérer quelques clins d’œil émus à certaines figures emblématiques des jouets de la fin du XXème siècle). Personnellement, je trouve que le petit miracle de ce très bel album réside dans les dessins véritablement superbes de Sean Murphy, me semble-t-il au sommet de son art. La manière dont il allie son trait aussi fin que caractériel aux remarquables masses d’ombres aussi noires que possible engendre des visuels de toute beauté, sensibles, puissants, profonds. Contre toute attente c’est bien dans les scènes réelles où il ne se passe rien d’extraordinaire (dans le sens premier du terme, car l’hypoglycémie de Joe est un vrai drame en cours) qu’il s’avère le plus génial, même si ses scènes de « fantasy maladive » comportent également de très beaux moments de contrastes et d’imagination. Mais lorsqu’il dessine l’architecture des étages de la maison que traverse Joe, alors c’est sublimissime dans la composition et l’expression des ombres et des détails. Ce sentiment que je trouvais tout personnel est confirmé en fin d’album où Sean Murphy déclare que les meilleurs retours qu’il a eus sur ce comic portaient sur ces scènes du réel qu’il commente pour notre plus grand bonheur : si c’est si beau, ce n’est définitivement pas le fruit du hasard ! Murphy nous explique comment il a envisagé ce projet et l’architecture de la maison avec Grant Morrison, dans une grande rigueur mais au sein d’un bel échange avec le scénariste.

 

Le résultat est très beau, donc, et ce n’est pas l’excellent Dave Stewart aux couleurs qui gâche le spectacle, vous vous en doutez : son apport est majeur et donne au récit une lumière très particulière. Une Å“uvre métaphorique, tendre et mélancolique qu’il fait bon lire et relire…

Cecil McKINLEY

« Joe, l’aventure intérieure » par Sean Murphy et Grant Morrison

Éditions Urban Comics (19,00€) – ISBN : 978-2-3657-7106-1

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