Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Un entretien avec Andreas (3ème partie)
Suite et fin de notre interview fleuve d’Andreas, réalisée par téléphone le 05 juillet 1999 (juste après la sortie du tome 4 de « Capricorne » : « Le Cube numérique »), puis complétée et corrigée par Andréas… Nous remercions Lise Louvet, alors attachée de presse des éditions Le Lombard, Franck Bouysse pour l’enregistrement, ainsi que, bien sûr, Andreas pour sa gentillesse et sa disponibilité.(1)
bdzoom.com : Qu’aimez-vous dans la bande dessinée ?
Andreas : Il y a deux côtés qui m’attirent dans la bande dessinée… Il y a celui qui m’a attiré au départ, c’est-à -dire l’aventure, suivre l’histoire, suivre le personnage, comme on suit une série à la télé, comme un lecteur de base (consommateur), avec l’aspect passionnant d’avoir envie de savoir ce qui va se passer ensuite…
Et il y a l’autre côté : j’aimerais bien faire des choses compliquées, difficiles, trouver d’autres façons de raconter, de raconter autre chose…
C’est ce qui donne des albums comme « Le Triangle rouge ».
En fait, c’est difficile de faire les deux en même temps dans le même bouquin. J’ai essayé avec « Cyrrus », ce n’est pas évident… « Capricorne » et « Arq », c’est un peu le côté feuilleton. Un album de « Capricorne », je ne l’approche pas de la même façon que « Le Triangle rouge », « Cyrrus », « Fantalia »…
« Arq » est une histoire compliquée mais, en même temps, assez simple. C’est ce que j’ai fait de plus…, non pas linéaire – ce n’est pas vraiment le mot  ! -, mais de plus compréhensible. Tout ce que je vais faire d’autre sera éventuellement plus dans un sens de « recherche », si on veut ; mais je n’aime pas ce mot.
bdzoom.com : Actuellement, vous cherchez une plus grande épure. Est-ce compatible avec ce foisonnement d’idées ?
Andreas : Pour moi, il ne peut pas y avoir de contradiction. On peut raconter une histoire extrêmement « baroque » avec des dessins très simples. L’un n’exclut pas l’autre. Le scénario peut être très compliqué sans que le dessin le soit.
Au contraire, c’est encore mieux parce que, plus le dessin est clair plus le scénario apparaît. Quand il y a des dessins pleins de détails, le lecteur peut toujours se dire que le dessin est si compliqué qu’on ne voit pas tout. Mais avec un dessin très épuré, il est obligé, à ce moment-là , de se plonger dans le scénario et dans la narration plutôt que dans le dessin… C’est pour ça que dans le deuxième « Cromwell Stone », j’ai poussé à fond le dessin pour vraiment me débarrasser de ce côté-là , du côté petits traits, etc.
bdzoom.com : La plupart de vos albums se situent dans le passé. Est-ce que vous vous sentez nostalgique ?
Andreas : Non. Pas du tout. Il y a certaines choses que je n’aime pas dessiner et donc ça m’arrange (rires) ! Pour moi, le passé est un peu comme le futur. Avec le futur, on peut imaginer n’importe quoi, en quelque sorte. Je peux aussi le faire avec le passé. Je me donne la liberté de le faire dans le passé, en fait…
Le New York des « Capricorne » n’est absolument pas le New York existant. Je ne travaille plus avec documents, sauf pour des choses comme la Statue de la Liberté, et ainsi de suite. Dans « Rork », j’ai encore fait du New York relativement authentique, mais dans « Capricorne », cela n’a plus rien à voir. J’invente au fur et à mesure.
Quand je fais une image de New York, ce n’est pas New York, vous n’aurez pas la photo correspondante… Placer mes histoires dans le passé, ce n’est pas une question de nostalgie, c’est une question de – je ne dirais pas de facilité, ce serait un peu trop… (rires) - une question de pouvoir imaginer… Tout simplement. C’est pourquoi cela se passe aux États-Unis, parce que je n’y suis jamais allé. Je peux imaginer tout ce que je veux, en fait.
bdzoom.com : Quels « plaisirs masochistes » prenez-vous à expérimenter sans cesse de nouvelles techniques narratives ? Pourquoi ces contraintes ?
Andreas : Cela m’oblige à trouver des idées, en quelque sorte, pour pouvoir aller plus loin, en les plaçant dès le départ sous une contrainte précise… C’est une façon de fonctionner que j’ai et qui me plaît beaucoup. Elle ne marche pas à chaque fois. Parfois, je fais des trucs et après je me dis « cette fois-ci, c’est loupé, ça ne marche pas très bien». Parfois, j’ai fait quelque chose, et c’est au milieu de l’album que je me dis que j’aurais dû mieux réfléchir au départ. C’est arrivé pour le cinquième « Capricorne ». Et la fois suivante, je fais attention un peu plus. Je me mets des pièges à moi-même et puis, si j’y tombe, tant pis pour moi. C’est le plaisir de la partie que je joue avec moi-même, qui fait que chaque album est unique. Dans le quatrième « Arq », je sens que cela ne va pas être évident. Pourtant, je vais le faire parce que ça me plaît.
bdzoom.com : Vous est-il arrivé d’abandonner à cause de ces contraintes ?
Andreas : Non. Il m’est arrivé de rater, mais pas d’abandonner.
bdzoom.com : D’ailleurs, vous déclarez avoir raté la première double page du « Retour de Cromwell Stone »…
Andreas : Elle aurait pu être nettement mieux. C’est un peu mon grand défaut. Trop d’enthousiasme, je me lance trop vite dans des projets. Je ne réfléchis pas assez au départ. Parfois cela peut être un problème, parfois cela part complètement dans d’autres sens. Je fais quelque chose de complètement..,. fadasse et totalement en dessous de ce que j’ai voulu faire, parce que j’étais trop enthousiaste au départ. Tout cet enthousiasme se retrouve je ne sais où, mais pas dans les pages. J’aurais dû planifier cette double page beaucoup plus, j’aurais dû faire un tas de croquis, des clair-obscurs, etc. Je fais rarement du croquis. J’attaque en général directement la planche, sauf si une image n’est pas tout à fait dans le genre traditionnel d’une bande dessinée. Là , j’aurais dû travailler autrement.
bdzoom.com : Est-ce une volonté de reconnaissance de montrer que c’est du dessin ?
Andreas : Non. Ce n’est pas ça. Le côté « montrer que c’est du dessin » m’intéresse dans le sens distance à la réalité. Je n’ai pas envie qu’on oublie que c’est du dessin, parce qu’on est dans une fiction. Dans les « Révélations posthumes », j’ai beaucoup travaillé d’après photos. Maintenant, tout doit être construit dans ma tête. Je préfère imaginer et utiliser le moins de documents possible.
bdzoom.com : Qui vient en premier : le lieu ou l’action ?
Andreas : Dans le premier « Cromwell Stone », c’était l’action, dans le deuxième, c’était le lieu, le bateau. Dans un deuxième album ou l’album X d’une série, l’intérêt c’est de toujours réutiliser ce que l’on a fait avant…
Quand j’ai fait le deuxième « Cromwell Stone », j’ai tracé des parallèles entre les deux albums, que ce soit pour certaines mises en page, pour certaines scènes (le tome deux débute avec une femme qui court et qui arrive dans une tour, tandis que dans le premier, c’était Cromwell Stone qui arrivait dans la maison de Houston Crown). Le deuxième est toujours un clin d’Å“il vers le premier.
bdzoom.com : Voyez-vous un déterminisme du décor sur les personnages ?
Andreas : Je ne crois pas. D’abord, il y a le scénario. Quand je l’écris, je n’ai pas encore le dessin. Mais l’histoire peut évoluer au moment du dessin. Je me dis parfois - je suis même sûr que c’était le cas dans le deuxième « Cromwell Stone » - que je vais faire des bateaux, une grande page avec des bateaux, que ça va être génial à faire. Ça va être rigolo.
bdzoom.com : Avec cette double page, on revient à Kirby.
Andreas : Voilà ! (rires) C’est ce qui agréable dans les comics. Ils peuvent mettre deux pages comme ça, sans problèmes. C’est en fait dans un nombre infini de pages. Tandis que nous sommes toujours assez limités quand même avec l’album de quarante-six pages. C’est ce qui me gène un peu dans « Arq », d’ailleurs. J’aurais voulu faire ça en gros volumes en noir et blanc. Ça m’aurait laissé plus de liberté.
bdzoom.com : Dans un format manga, peut-être ?
Andreas : Oui, c’est ça. J’aimerais bien un jour ne plus être lié à ce format rigide de l’album rectangulaire de quarante-six planches. J’aimerais bien changer de format à chaque album pratiquement, c’est-à -dire adapter le format à l’histoire et ne pas vouloir essayer de rentrer chaque histoire dans ce format-là .
bdzoom.com : Le destin semble très important pour vos personnages. Leur donnez-vous une forme de libre arbitre ?
Andreas : Non… Ce sont des personnages. Ils ne font pas ce qu’ils veulent, quand même ! Ils ont la liberté que je m’accorde à moi-même, forcément. Si au cours d’une histoire j’ai une idée qui va fondamentalement changer quelque chose, j’ai la liberté de la suivre. Je ne dis pas que les personnages s’écrivent eux-mêmes, je trouve que c’est un mythe, l’auteur victime de ses personnages. Je pense que plus on raconte un personnage, plus ce personnage devient – non pas vivant – mais se remplit de possibilités. Ces possibilités augmentent d’album en album et donc, on peut faire de plus en plus de choses avec… C’est pour moi l’intérêt de la série. Pouvoir construire sur ce qui a été fait avant et faire vivre des choses aux personnages auxquelles ils ne s’attendaient peut-être pas…
Je ne devrais pas dire les choses ainsi, parce qu’à ce moment-là , je leur accorde à nouveau une vie ! Disons que je leur fais vivre des choses auxquelles moi je ne m’attendais pas au départ, c’est-à -dire que je ne prévoyais pas, qui sont devenues possibles avec le temps. Quand on commence quelque chose avec un personnage, avec une histoire, on dispose d’un certain nombre d’idées.
Une fois qu’on travaille dessus, ce nombre d’idées grandit, on trouve d’autres idées qui se construisent sur ce qu’on a fait… Plus on avance, plus il y a de possibilités. Le destin, là -dedans, est la ligne que je m’oblige à suivre, le fait de rester cohérent par rapport à ce que j’ai fait au début.
bdzoom.com : Il y a donc place au hasard ?
Andreas : Il y a place au hasard, bien sûr.
bdzoom.com : Qu’est-ce que vous éprouvez pour vos personnages ?
Andreas : J’ai du mal à les tuer.
bdzoom.com : La mort de Low Valley est très pudique…
Andreas : Oui… Mais… Je me force de temps en temps à les zigouiller, parce que sinon je n’y arriverais pas. Je me dis toujours « Oui… Mais… Peut-être plus tard»… Je les aime bien. Quand je n’aime pas le personnage, il ne va pas rester longtemps, de toute façon.
On retrouve cette histoire de possibilités. Dans chaque personnage, il y a un petit bout de moi-même.
Plus je les décris, plus je les montre, plus je vais leur donner de moi-même, moins, je vais pouvoir m’en débarrasser. Parfois, je les oblige à traverser des moments qui sont assez durs, mais j’ai toujours une très grande sympathie pour mes personnages, même les pires… Je m’estime toujours maître de ce que je fais. Si j’ai décidé d’arrêter « Rork », et bien c’est fini. Même si l’éditeur me demande d’en refaire, je n’en referai pas. Tant que cela ne vient pas de moi, il n’y a aucune chance…
Jean DEPELLEY & Étienne BARILLIER
(avec un petit peu de Gilles Ratier, surtout pour l’iconographie)
PS : Allez, rien que pour le plaisir, voici encore quelques autres pages peu connues dues à Andreas :Comme on peut le constater avec ces illustrations (colorisées par Anne Delobel) pour « Au secours des hommes », un roman de Jean Coué, Andreas a aussi contribué au mensuel Je bouquine des éditions Bayard, au n°46 de décembre 1987.
Il leur a également adapté (avec l’aide de Leigh Sauerwein au scénario) le « Jane Eyre » de Charlotte Brontë, le temps de seize planches (plus deux pages d’illustrations) publiées au n°24 de février 1986.
Signalons aussi l’existence de huit pages intitulées « Le 8e prisonnier » dans l’album « À l’aube de la liberté » des éditions Dargaud (en 1989), de deux autres dans le collectif « Entre chats » des éditions Delcourt (en 1989), de quatre pages muettes dans le « Comix 2000 » de l’Association (en 1999), de quatre autres réalisées sur un scénario de Corbeyran d’après un texte de Rachida intitulé « Le Temps de la réflexion » dans l’ouvrage « Paroles de parloirs » des éditions Delcourt (en 2003) et des deux planches ci-dessous…
Merci infiniment pour cet entretien. Je retrouve beaucoup de ce qui transpire dans les BD d’Andreas, mais j’ai aussi appris beaucoup de petites choses.
Voilà quelqu’un avec qui j’aimerais beaucoup discuter, il a une approche originale sur beaucoup de points.
Continuez Andreas à faire ce que vous faites de mieux, raconter des histoires du bout du crayon.
Merci pour ses entretiens, et de toutes ces illustrations qui nous donnent envie de se replonger dans les albums.
merci