Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...« Ashita no Joe » par Tetsuya Chiba et Asao Takamori T1 à 13
Glenat vient de conclure la saga-fleuve d’« Ashita no Joe » avec l’ultime volume sorti avant l’été. Faisant partie de la collection Vintage, ce manga est culte pour diverses raisons que je vais évoquer tout au long de cet article. Je suis malheureusement obligé de dévoiler la fin de cette série, ce qui est un peu exceptionnel, mais comme elle est connue des fans, ils ne seront pas surpris. À l’époque, cette conclusion a renforcé le culte déjà très important autour du personnage de Joe Yabuki et fait de son dessinateur Tetsuya Chiba un auteur majeur du manga contemporain. Vous voilà néanmoins prévenus ; dans les lignes qui vont suivre, des moments clés de l’histoire d’« Ashita no Joe » seront révélés.
Loin d’être un manga récent, « Ashita no Joe » est publié au Japon, dans la revue hebdomadaire Shônen Magazine, entre 1968 et 1973. Cinq longues années à suivre le parcours de ce vaurien de Joe, de son ascension sociale jusqu’à sa mort. À l’origine, au Japon, la série totalise 20 volumes qui furent réorganisés en 13 tomes en 1993. C’est cette édition que les éditions Glénat nous livrent en français dans sa collection Vintage.
« Ashita no Joe » est l’ancêtre de bien des styles de mangas. Il a d’ailleurs influencé toutes les générations suivantes d’auteurs. Il est même cité en référence dans le best-seller « Bakuman », comme étant le manga préféré du héros Moritaka, car Tetsuya Chiba avait la particularité de pouvoir travailler sur cinq séries en même temps. À cette époque, les mangas sont encore des Å“uvres pour la jeunesse. « Ashita no Joe » aurait facilement pu apparaître dans la catégorie seinen, mais les premiers magazines du genre venaient seulement d’être créés par les éditeurs (1). C’est également un manga de type nekketsu, même si ce terme n’est pas encore popularisé auprès du public. Pourtant, « Ashita no Joe » symbolise bien ces histoires aujourd’hui courantes au Japon et qui répondent à un code presque immuable. Traduit littéralement, nekketsu signifie « sang bouillant ». Il désigne un manga qui se déroule sous forme de quête initiatique, où le héros (voire le groupe de héros) doit faire l’apprentissage de la vie et surmonter des obstacles toujours plus importants.
Là où l’Å“uvre de Chiba et Takamori diffère du nekketsu actuel, c’est que Joe est un garçon de la rue, un bon à rien qui passe sa jeunesse en maison de correction. Bien loin de l’honnêteté et de l’esprit d’équipe indissociable des productions récentes. Pourtant, il a bon fond et c’est le monde rude dans lequel il vit qui lui a forgé son caractère en acier trempé. C’est cette mentalité de battant qui fera de lui le célèbre champion de boxe qu’il va devenir au fil des pages. Joe est un bagarreur, mais surtout il est d’une ténacité extrême. Voilà pourquoi Danpei voudra faire de lui un boxeur pro dès le premier chapitre. Cette rencontre va changer la vie du jeune homme. Coaché par ce « vieux » roublard, il réussira à force de persévérance, mais également de ruse, à devenir boxeur professionnel. Ce qui est intéressant, c’est qu’avant cette rencontre, Joe n’avait aucune ambition de devenir champion de boxe. Sa détermination va se développer à force d’enfermements et de stimulations au centre pénitencier. C’est dans ce lieu que son premier tournoi a lieu. Sa rencontre avec un autre détenu, nommé Rikiishi, va changer sa vie et offrir une popularité indéniable à ce manga. Au fil des épisodes suivants, Joe et Rikiishi n’auront de cesse de vouloir en découdre sur un ring. C’est cette rivalité qui va maintenir en haleine les lecteurs de ce feuilleton-fleuve. Peu de mangas aussi longs existaient à l’époque, et ce n’est que le début !
La popularité d’« Ashita no Joe » sera tel que, lorsque Rikiishi s’écroulera mort sous les coups de Joe lors d’un combat officiel dans le tome 5, l’éditeur croulera sous les lettres de fans éplorés. Rien ne laissait présager un tel engouement pour ce qui n’était qu’un simple manga de sport. Il faut pourtant se remettre dans le contexte social de l’époque. Le Japon vit toujours une crise à la fois économique et identitaire, suite à sa capitulation à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Les différents mangas de l’époque, notamment ceux créés par Osamu Tezuka, ne reflètent pas la vie dure que mènent certaines personnes à l’époque. Loin d’avoir une situation comparable à celle de Joe, les jeunes lecteurs se reconnaissent néanmoins dans l’esprit combatif et le dépassement de soi du jeune homme. De plus, la mort est rarement présente dans les mangas. Du moins, du côté des personnages principaux. Ici, Rikiishi n’était pas qu’un simple adversaire, il était le compagnon d’infortune du héros. Cette disparition, brutale et inattendue, a laissé perplexe de nombreux fans. C’est à ce moment-là que Tetsuya Chiba a compris l’influence qu’il pouvait avoir sur son lectorat. Il reçoit de nombreuses lettres d’incompréhension, des coups de fil surprises et même la visite en personne de certains fans attristés. Devant un tel engouement, l’éditeur Kodansha a l’idée farfelue d’organiser des funérailles bouddhistes pour Rikiishi. Plus de sept cents personnes habillées de noir, certaines pleurant ou portant une gerbe de fleurs, se sont retrouvées dans une salle de boxe de la capitale nippone pour cet événement unique. Tetsuya Chiba y participe, bien évidemment. Alors que le prêtre commence son incantation rituelle, cette cérémonie va marquer durablement l’auteur. Il se rend compte qu’il vient lui aussi de perdre un être important dans sa vie d’artiste. C’est un des événements les plus insolites et troublants de l’histoire du manga.
Par la suite, le succès ne se dément pas et les auteurs continuent pendant trois ans leur récit, jusqu’au combat final de Joe face au champion du monde en titre : le Mexicain José Mendosa. Ce dernier volume est un peu spécial, puisque le combat s’éternise sur une longueur impressionnante (250 pages !), contrairement aux autres combats plus rapidement expédiés, afin de se concentrer sur la vie du héros en dehors du ring. Dans ce dernier tome, Joe, n’en fait encore qu’à sa tête ; il boxe avec toute son énergie, alors que Danpei lui demande de s’économiser. Le début du match est défavorable au champion japonais. Un accident, lui faisant resurgir une blessure à l’Å“il droit, le laisse borgne. Ce handicap va changer sa manière de boxer, au point de déstabiliser son adversaire et lui donner in fine un avantage certain. Le match dure donc 15 rounds et se solde par la victoire de José Mendosa, pourtant bien mal en point. Joe Yabuki, pour sa part, est retourné dans son coin de ring, et un sourire sur son visage semble dire qu’il a enfin trouvé une paix intérieure. Ses cheveux sont devenus blancs, il ne bouge plus, il est mort d’épuisement. Si cette dernière image, la plus célèbre de l’histoire, est assez énigmatique et peu explicite au premier abord, Tetsuya Chiba l’a bien confirmé, son héros s’est éteint paisiblement. C’est un nouveau choc pour les fans et la popularité de la série s’en renforce d’autant. Depuis, de nombreuses rééditions, de multiples traductions et d’adaptations en animés ou films live ont continué de populariser les aventures de Joe le boxeur.
Même s’il est publié dans la collection Vintage, « Ashita No Joe » est un titre phare du manga moderne. Il a façonné un style plus adulte et marqué toute une génération de lecteurs. Il est quasiment impossible de rencontrer un Japonais d’une cinquantaine d’années qui ne connaisse pas cette histoire. En France, le titre est également reconnu par les professionnels de l’édition et a obtenu plusieurs récompenses. Prix du meilleur seinen lors des Manga Awards de Japan Expo en juillet 2012. « Meilleure série vintage » des Manga Sanctuary Awards 2010. Au festival d’Angoulême 2011, il fait partie de la sélection patrimoine, mais est devancé par « Bab el Mandeb » d’Attilo Micheluzzi chez Mosquito.
« Ashita no Joe », en japonais, signifie littéralement « Joe de demain ». Les éditions Glénat n’ont pas jugé opportun de traduire ces mots et seul un sous-titre en anglais les accompagne : « Tomorrow’s Joe ». C’est cet espoir dans le lendemain qu’évoque ce titre. Un monde où le futur ne peut qu’être meilleur et offrir de belles opportunités. La vie de Joe a été courte, ses espoirs se sont peut-être envolés, mais c’est avec un sourire aux lèvres qu’il est parti. Il faut absolument lire ce monument du manga. Son message vital est toujours aussi actuel…
Gwenaël JACQUET
« Ashita no Joe » par Tetsuya Chiba et Asao Takamori T1 à 13
Éditions Glénat  - ISBN : 978-2-7234-8746-7 (10,75 €)
(1) Le premier recueil de mangas seinen est Manga Action, édité par Futabasha depuis le 7 juillet 1967, suivi de peu par le mensuel Big Comic de Shogakukan. Ils ciblent particulièrement les ados et les jeunes adultes, contrairement aux shonen qui s’adressent aux jeunes garçons.