Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...COMIC BOOK HEBDO n°39 (29/08/2008).
Cette semaine, Gaiman et Vaughan sont dans un bateau. Qui tombe à l’eau ? Nous !
NEVERWHERE (Panini Comics, Vertigo Cult)
La sortie de cet album est un moment que beaucoup d’admirateurs de Neil Gaiman attendaient impatiemment, voilà qui est chose faite ! Neverwhere est une œuvre symptomatique de l’univers créé par Gaiman depuis vingt ans dans le monde des comics. On y retrouve tous les éléments que cet auteur affectionne particulièrement et qu’il aime articuler avec sa malice et sa lucidité légendaires : monde réel et monde féérique coexistants, histoire d’amour, passages entre les univers, magie et fantastique, horreur et humour, quête du héros décalé, anachronismes. Tout comme The Woolves in the Walls qui fut un livre pour enfants puis une pièce de théâtre (et peut-être bientôt un film, selon Dave McKean ?), Stardust qui fut un roman, un livre illustré et un film, Coraline qui fut un roman avant d’être un film et une bande dessinée (inédite en France), Neverwhere est une création ayant plusieurs visages : ce fut d’abord un scénario pour une série TV, ensuite un roman, et enfin une bande dessinée. Gaiman est un auteur qui aime créer au-delà des mots, et même si l’écrit est sa nature première, il aime à projeter son écriture dans l’image dessinée, le son, l’image animée, explorer selon les spécificités et les possibilités qu’offrent les différents arts tout ce qu’il n’aurait pu réellement exprimer dans un genre ou un autre auparavant. Comme une déclinaison constante, en éveil.
Neverwhere raconte l’aventure d’un homme très ordinaire dont la vie banale et ennuyeuse va basculer dans le fantastique le plus complet. À Londres, Richard Mayhew est un employé de bureau sans réelle volonté, sa fiancée autoritaire le bringuebale sans qu’il réagisse, et il traverse la vie sans avoir de réelle prise sur elle. Mais le veut-il, même ? Un jour, alors qu’il se rendait à un dîner avec sa fiancée autoritaire, Richard décide de porter secours à une jeune femme blessée qui gît sur un trottoir de la ville. Au lieu d’accompagner sa belle au repas, donc, et au risque de s’attirer foudres et scènes de ménage, il ramène la victime inconsciente chez lui et prend soin d’elle comme il le peut. En accomplissant ce geste, Richard ne sait pas que son existence va s’en retrouver entièrement bouleversée, puisque la jeune femme blessée – qui s’appelle Porte – appartient à Londres d’En Bas, une partie de la ville enfouie et invisible aux yeux de tous et qui est d’une nature beaucoup plus fantastique que le morne monde réel de la surface. Porte cherche à retrouver l’assassin de sa famille, et entraîne alors presque malgré elle Richard dans son monde, dans une autre réalité, dans un périple où les épreuves seront nombreuses et où l’employé de bureau va apprendre à connaître certains pans de sa personnalité qu’il ne soupçonnait pas. Sous la surface de Londres les monuments et lieux historiques trouvent l’origine de leur nom. Sous la surface le métro trouve d’autres arrêts que ceux empruntés par ceux d’en haut. Sous la surface les rats sont puissants et font autorité sur certains hommes, la Bête de Londres se tapit dans son antre, et les ponts et les portes révèlent bien des dangers. Tout au long de l’histoire, Gaiman nous offre une galerie de portraits passionnante et bigarrée, étrange à souhait. Glenn Fabry a su donner un visage à chacun des personnages avec beaucoup de talent, notamment pour le marquis de Carabas, qui est tout simplement fascinant. D’une manière générale, l’ambiance graphique et colorée est vraiment réussie et l’ouvrage se parcourt avec un plaisir non dissimulé.
En 1996, la BBC diffusa donc Neverwhere, une série TV en six épisodes dont le scénario fut écrit par Neil Gaiman. Mais celui-ci trouva le résultat final décevant, ne réussissant pas à retranscrire toute la force et le fantastique de sa création de départ. Il en fit donc un roman, la même année, afin de redonner toute l’ampleur qu’il avait voulu insuffler dans ce récit. Dix ans après, Mike Carey adapta Neverwhere en bande dessinée, avec Glenn Fabry au dessin et Neil Gaiman comme consultant. C’est bien l’album dont nous parlons aujourd’hui ; non pas une œuvre signée directement par Gaiman, donc, mais une adaptation signée par un scénariste admiratif et respectueux de l’univers de cet auteur. Et effectivement, Carey – qui admire énormément Neil Gaiman, ça crève les yeux – a fait un très beau travail d’adaptation, donnant à Neverwhere un visage authentique et plein, sans qu’on sente le moindre hiatus dont parle cet excellent scénariste dans son introduction à l’album. Une introduction nous montrant bien à quel point Mike Carey (dont ce fut la première adaptation en bande dessinée) a pris cette « mission » très au sérieux, essayant de donner le meilleur de lui-même pour respecter totalement l’esprit de Gaiman.
Neverwhere est un récit oscillant entre le fantastique urbain et la quête initiatique, avec en métaphore le regard de ceux d’en haut sur ceux d’en bas (et vice-versa), et la réalité de chacun. L’existence de deux villes en une, de deux dimensions de l’existence, est le fil rouge de l’œuvre, exprimé par la nature des personnages, bien sûr, mais aussi de nombreux noms de lieux, d’éléments rattachés à cette bonne vieille ville de Londres. Londres est omniprésente, comme si Gaiman avait voulu lui rendre un hommage aigre-doux. Il serait tentant de dire que Londres est le personnage principal de Neverwhere, mais je crains que ce ne soit une facilité de pensée qui fait bien quand on écrit des articles mais qui n’est qu’un systématisme ne rendant pas la vérité de la chose. Dans un épisode de Sandman (A Tale of Two Cities, que vous pouvez lire dans le dernier volume en date paru chez Panini), cette notion de ville personnage est bien plus évidente, par exemple. Ici, Gaiman a plus cherché à utiliser la géographie et le caractère de Londres pour dresser un décor emblématique et riche de sens de ce qui peut transpirer d’une telle ville, de manière consciente ou inconsciente ; et toujours la fourmilière humaine, ce qu’elle voit, ce qu’elle ne voit pas, ce qu’elle vit ou non, les rêves qu’elle a perdus ou qu’elle espère. Cette œuvre gaimanienne en diable comblera donc tous les fans de cet auteur si particulier et attachant… À lire !
EX MACHINA vol.4 : LA GUERRE EN MARCHE (Panini Comics, 100% Wildstorm)
Enfin un nouveau volume d’Ex Machina, le petit bijou de Brian K. Vaughan et Tony Harris!!! J’espère que vous êtes aussi fan que moi de cette bande dessinée, sinon vous allez vite me trouver pénible. J’ai d’ailleurs été ici même si dithyrambique sur cette œuvre à chaque sortie de nouveau volume que je n’ose même pas recommencer à vous assommer de phrases, et pourtant… je ne me peux m’empêcher de revenir une nouvelle fois sur une présentation d’Ex Machina, au cas où quelques internautes ne connaîtraient pas encore cette œuvre incontournable, passionnante, intelligente, gonflée, talentueuse, remarquable, et que mon article puisse les mener vers cette lecture de très haute qualité. Quant aux habitués et aux fans, bah… tant pis, passez au paragraphe suivant !
Agé seulement d’une trentaine d’années, Brian K. Vaughan est déjà un scénariste sur lequel il faut compter dans le monde des comic books. Ce qu’il y a de remarquable avec Vaughan, c’est que l’ensemble de son œuvre est une passerelle entre l’univers des comic books et notre monde réel. Vaughan est un scénariste de la réalité extraordinaire, ce qui fait de lui l’un des auteurs de comic books actuels qui ne se contentent pas de créer des bd mais qui déploient dans leurs œuvres une réflexion politique, sociale et humaine de notre monde, notre monde réel parfois bien plus dingue que beaucoup de récits d’anticipation. Dans Ex Machina, débutée chez Wildstorm en 2004 avec Tony Harris au dessin, Vaughan nous propose une œuvre vraiment intrigante, originale et troublante. Le postulat d’Ex Machina est aussi simple qu’incroyable : dans une réalité alternative, Mitchell Hundred devient le premier super-héros américain, doté du pouvoir de parler aux machines et de les contrôler ; nous sommes en 2000. Mais sa carrière de justicier ne s’avère pas brillante, et il décide de briguer le mandat de maire de New York en 2001 car il pense que la politique a plus d’impact sur le monde qu’un super-héros. Reste à savoir si en tant qu’homme politique l’exercice de ses super-pouvoirs est encore possible au sein d’une activité gouvernementale. Dans cette réalité parallèle, Mitchell Hundred a réussi à sauver l’une des deux tours jumelles du World Trade Center le 11 septembre 2001 en revêtant à nouveau son costume de super-héros (l’Illustre Machine) : le contexte imaginaire nous renvoie sans cesse à la réalité par des éléments propres à notre quotidien. Il est ici question de politique, de culture, de liberté d’expression et de criminalité, de pouvoir et d’incapacité, des rouages de ce pouvoir et des dangers inhérents au système, le tout incorporé dans une parabole très troublante. Oui, il y a quelque chose de réellement troublant dans le mélange que fait Brian K. Vaughan de la fiction et de la réalité, nous mettant dans une position de lecteur assez inédite. Une œuvre culottée mélangeant réalisme politique et science-fiction, histoire contemporaine et fantasmes collectifs, miroir social et horreur, humour et lucidité, le tout dans une narration à la temporalité fragmentée et alternée. À travers le parcours de Mitchell Hundred, vous découvrirez à quel point Vaughan entend traiter des sujets importants qui constituent notre monde actuel, ses dérives et ses angoisses, sa violence et sa complexité, mais aussi ses espoirs dans le poids de nos engagements. Importante par son intelligence, son culot, son ton direct, sa réalité réinventée pour mieux cerner la nôtre, et bien sûr les idées qu’elle amorce et véhicule, aptes à entamer de réelles réflexions non seulement sur la bande dessinée et ce qu’elle peut exprimer mais aussi sur la marche de notre monde, sans aller vers l’anecdotique, le manichéen, la démagogie ou le combat aveugle, Ex Machina est une expérience unique. Brian K. Vaughan réussit avec cette œuvre à prouver qu’on peut encore aujourd’hui créer des fictions aussi libres que susceptibles d’apporter un regard critique et réfléchi sur notre histoire contemporaine, avec finesse, talent, et même courage.
Ce quatrième volume, intitulé judicieusement et terriblement La Guerre en Marche, ne faiblit pas en qualité et c’est avec beaucoup de plaisir que nous replongeons dans l’univers de cette œuvre, presque impatients d’être dérangés, étonnés, par les parallèles exploités par Vaughan et si brillamment dessinés par Harris. Un quatrième volume qui rendra les fans de Journal (oui, c’est le prénom de l’assistante de Hundred) bien tristes, mais je n’en dis pas plus, étant moi-même un admirateur de Journal et donc étant bien triste. Le contexte international actuel est toujours aussi présent, puisque le récit est du début à la fin traversé par les tensions qui règnent entre les États-Unis et des pays tels que l’Afghanistan et l’Irak. Bush, Ben Laden et Saddam Hussein y sont clairement identifiés, sans qu’à aucun moment on ne sente un glissement de terrain démagogique, maladroit ou déplacé, ce qui est un vrai tour de force, avouons-le. Ex Machina n’est pas une bande dessinée sur le 11 septembre 2001, mais une vraie réflexion sur ce que nous sommes en train de vivre, et qui en dit plus et fait plus réfléchir sur le sujet que bon nombre d’ouvrages qui sont pas d’la bédé. L’un des axes du présent album est une manifestation pacifiste contre la guerre en Irak qui se fait de plus en plus menaçante. Craignant une attaque terroriste lors de cette marche pour la paix, on presse Mitchell Hundred d’annuler cette manifestation, mais par éthique il refuse, ce qui aura des répercussions terribles. Mais je vous en ai déjà trop dit. Comme d’habitude on suit Hundred dans ses doutes et ses certitudes, ses actes et ses paroles, voyant de l’intérieur comment le maire de New York gère les situations les plus diverses et souvent dangereuses. Oui, nous vivons dans un monde dangereux, et Vaughan nous le redit et ne lâche pas l’affaire, et c’est tant mieux car il le fait avec une acuité assez puissante… Après ces quatre premiers épisodes, une histoire en deux parties (publiée dans Ex Machina Special #1 et #2 en 2006) dessinée par l’excellent Chris Sprouse nous offre une petite « trève » au milieu de tous ces événements assez intenses et anxiogènes, avec un récit un peu plus fantastique, plus onirique, ayant néanmoins comme tenant et aboutissant un sujet ô combien brûlant et difficile : la peine de mort. Oui, décidemment, Vaughan ne lâche pas l’affaire… À lire !
Cecil McKinley