Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...LA REVANCHE DE LA FEMME DANS LA BD
La bande dessinée bénéficie,dans un certain domaine tout au moins,d’un préjugé favorable. On pense ainsi qu’elle a joué un rôle,dans révolution des m?urs.et notamment dans la prise de conscience d’un climat érotique non conformiste.
Il en va tout au contraire, car pendant de longues années :les préjugés moralisateurs se sont exercés sur les meilleures séries et les ont soumises à des conventions qui frisaient parfois le ridicule. Ce n’est que tout récemment, et notamment avec les dessinateurs européens, qu’un changement important a été opéré sur ce plan.
Aux origines du genre, Christophe, dans « La famille Fenouillard » (1889), montre le mari régnant sur sa famille ; inepte et prétentieux, il l’entraîne de désastres en catastrophes jusqu’à ce que la femme s’empare de la direction quand la situation est par trop compromise. Mais on sent qu’elle ne la conservera pas. Dans ce ménage de petits bourgeois français du siècle dernier, cette descendante d’Eve n’est que le frein, terre à terre et pot-au-feu, aux extravagances d’un Adam prétentieux plus que fantaisiste.
Quelques années plus tard, en pleine Belle Epoque américaine, le dessinateur George McManus présentait au public « The New-lyweds » (« Les nouveaux mariés »), jeune ménage affligé d’un bébé insupportable qu’ils adorent. Un caractère persistant dans la bande dessinée humo¬ristique y apparaît : la femme est belle et gracieuse, au moins tant qu’elle est jeune, l’homme est laid, presque simiesque. En 1913, McManus créait un couplecélèbre en France : « La famille Illico » (« Bringing up father »). Le mari ? il s’appelle Jiggs ? est persécuté depuis cinquante-six ans par sa femme Maggie.
Ancien maçon devenu milliardaire, il a des goûts simples que sa femme désapprouve, car ils contrarient ses ambitions mondaines. Les mille et un trucs de Jiggs-lllico pour s’esquiver de chez lui ou pour rentrer en douce, après s’être attardé au bar avec ses anciens copains, forment une large part de ses aventures. Que de tentatives d’évasion déjouées par la vigi¬lance de Maggie-Bébelle ! Que de retours subreptices ratés ! Que de fuites sous un déluge de vaisselle lancée à la volée !
Maggie a la main lourde et s’arme volontiers d’un rouleau à pâtisserie. Mais, autre caractère constant du genre, Jiggs ne l’a jamais frappée, bien que ce petit homme râblé, Irlandais émigré, soit un habitué des
bagarres de bistrot dans les quartiers populaires de New York. Jiggs-lllico est capable d’aller faire de l’équilibre dans les charpentes des gratte-ciel en construction. Il lui arrive de terroriser un conseil d’administration. Ce n’est pas non plus l’innocent persécuté : aux débuts de la bande dessinée, ses manières sont franchement détestables et les reproches de Maggie ne sont pas injustifiés. Il aime bien, aussi, lorgner les jolies filles. Certain jour de 1922, Maggie, allant voir les nouveaux bureaux de son mari, les trouva remplis de secrétaires ravissantes, toutes assises dans des poses très suggestives. Le pauvre Jiggs en entendit parler !… Elle le connaît bien : quand il met un zèle inhabituel à accompagner à l’école sa petite nièce, Maggie s’étonne, finit par le pister et le trouver en train de faire le beau devant une jolie institutrice. Mais dans l’ensemble, Jiggs est la victime ; il peut être craint dans ses affaires, respecté en ville, il n’est rien chez lui.
Le père de Winnie, dans « Win-nie Winkle » de Branner (que
Dimanche Illustré rendit fameux chez nous sous le titre de Bicot) est un brave homme inconsistant, faible mais sujet à se mettre en colère à tort et à travers. Sa femme dirige la famille, mais elle y met encore des formes. Le type du vieux bonhomme, colérique et sans autorité, manœuvré par sa femme, débordé par ses enfants, est courant dans les bandes américaines des années 20 et 30.
En général, l’homme marié est peint comme un fantaisiste, paresseux, secoué d’initiatives regrettables, gourmand, mou, fertile en bonnes excuses, ne se levant de son fauteuil que pour vider le réfrigérateur, faire des ronds de jambe devant la jolie voisine ou s’esquiver en direction du bar. Que deviendrait-il sans sa femme ? Une bande quotidienne typique des années vingt « Barney Google », montra un jour le mari, minuscule petit bonhomme, se levant sans courage devant le temps affreux qui règne dehors, essayer de, faire croire à sa femme ? un vrai mastodonte ? qu’il est malade et qu’il ferait mieux de ne pas aller au travail. Et elle lui met son pardessus et le flanque dehors, dans le blizzard qui fait rage sur la banlieue déserte. Une dizaine d’années plus tard, Chic Young reprenait la même situation dans « Blondie ». Celle-ci, malgré son habituelle douceur et bien que jeune mariée, expulse Dagwood dans les mêmes circonstances avec cet ordre : « Va gagner notre vie ! ». L’ambition de la femme américaine, souvent même accusée de rapacité, a été signalée maintes fois par les voyageurs, les sociologues et… les maris américains.
L’essor des séries d’aventures introduisit dans la bande dessinée, au cours des années trente, un nouveau type de relations homme – femme et une nouvelle image de l’homme : le bel aventurier et sa fiancée éter¬nelle. Le cas le plus typique est Flash Gordon (Guy l’Eclair) avec sa compagne Date (Camille) ; malgré la tendresse qui les unit, on a toujours pris soin de nous les montrer faisant chambre à part, ayant des appartements différents, etc.
L’erreur serait de croire, comme certains exégètes un peu enfiévrés, qu’il faut savoir lire entre les lignes et voir entre les images. Il est au contraire, demandé au lecteur d’accepter la fiction telle quelle. Les firmes propriétaires des bandes dessinées à grande diffusion ne tolèrent aucun sous-entendu, aucune suggestion d’immoralité ou de relâchement dans la conduite des héros.
Milton Caniff a plus élégamment résolu le problème pour Steve Canyon : Summer Oison qu’il aime et revoit de temps à autre, est mariée à un infirme ; ancien pilote accidenté ; elle lui reste fidèle, bien qu’elle aime Steve. Tous deux croiraient déchoir en succombant. Le casier « sentiments et passions » étant meublé une fois pour toutes, Steve est libre d’aller courir l’aventure aux quatre coins du monde.
L’extrême discrétion de la ban¬de dessinée sur l’intimité du couple marié apparaît dans plusieurs cas limite : pour celui qui aurait manqué plusieurs années la série, il est très difficile de s’apercevoir que l’inspecteur Dick Tracy s’est marié. Rien ne distingue sa femme d’une camarade de travail. En revanche, mal habitués à ces rapports incolores, beaucoup de lecteurs français se figurent que la bonne grosse Tante Pim dans la fameuse bande « Pim Pam Poum » (« The Katzenjammer Kids » créée en 1897) est la femme du Capitaine. Il n’en est rien, elle est bien la mère des deux insupportables gamins, mais sans doute est-elle veuve, car le Capitaine, comme l’Astronome, est un pensionnaire.
La solution si commode de la camarade a gagné aussi les séries humoristiques : ainsi Mickey et Minnie, Dusabot et Belle Cor¬ne, Alley Oop, l’homme préhis¬torique et la belle Ooola. Combien de fois, au temps où Segar dessinait, Popeye a-t-il arpenté, sûr de son charme, les trottoirs de sa bonne ville portant droit comme un cierge, un bouquet de fleurs destiné à sa chère Olive. Et combien de fois a-t-il été retardé ou détourné par Wimpy (Gontran) le glouton ou quelque malabar en quête de bagarre ?
La même convention entraînait que les enfants, quand il en fallait, soient toujours des neveux. Ceux de Donald sont célèbres. On a un peu oublié que Mickey à ses débuts en eut toute une ribambelle.
Le type ? ancien ? du ménage hargneux et ridicule, du mari diminué, de la femme acariâtre, imposé dès les débuts de la bande dessinée, l’avait menée à un cul-de-sac, rendant inconcevable qu’un héros digne de ce nom fut marié. Une réaction se dessina au cours des années quarante. Toutefois elle avait été précédée par une bande solitaire « Gazoline Alley ». Dès les années vingt, l’auteur Frank Kling montra jour après jour la vie paisible, quotidienne, heureuse malgré les petits drames, d’un jeune ménage qu’il fit vieillir progressivement. Cette influence adoucit peu à peu la vie d’un autre couple célèbre, les Bumstead : « Blondie » de Chic Young. Non pas qu’ils aient jamais été acariâtres et odieux ; mais, à leurs débuts (ils se marièrent en 1933, après des fiançailles mouvementées), c’étaient deux parfaits écervelés ; et Dagwood était un personnage falot, passablement ridicule. Bien sûr, Blondie a toujours mèné Dagwood par le bout du nez, mais Young a réussi à préserver leur fantaisie, tout en leur donnant beaucoup d’humanité.
Le sarcastique Al Capp allait encore plus loin ? et dans deux directions opposées ! ? avec son « Lil’Abner » qui met en scène des montagnards arriérés.
Les parents de Lil’Abner représentent l’ancienne tradition poussée à la charge ; la mère est une sorte de Popeye femelle, le père un nabot sournois, totalement stupide qu’elle va corriger dans le hangar à bois. En revanche Lil’Abner, jeune géant décontracté, d’une parfaite inconscience, se laisse choyer par la douce, belle et soumise Daisy Mae, qui abat le travail ? et quel travail ! En échange, Lil’Abner lui manifeste une indifférence bienveillante.
En marge de toutes ces séries « The Heart of Juliet Jones » (« Juliette de mon cœur ») de Stan Drake, attend, depuis de nombreuses années, l’heureux élu. Combien d’aventures, combien d’échecs cuisants ? Il ne lui reste plus qu’à tenir la rubrique du cœur de sa petite ville de Devon. Eve, la sœur de Juliette, forte des conseils de sa sœur, se laisse tenter par de multiples expériences et le père Jones n’est pas prêt de marier l’une de ses filles. Le brave homme devait être un modèle du genre, car la mère, à l’instar de ses filles, avait dû prendre le recul nécessaire avant de le choisir. .. Mais la grande expérience consista à marier les héros de plusieurs bandes d’aventures.
C’était un risque calculé à courir. Le plus illustre exemple fut celui de Prince Valiant, héritier du roi de Thulé, qui épousa une princesse grecque en 1946.
Ils ont eui quatre enfants, dont deux jumelles et un fils aîné qui a maintenant l’âge du Prince Valiant au début de ses aventures. On maria Dick Tracy et aussi son collègue Kerry Drake, l’inspecteur de police et Buz Sawyer, l’officier de l’aéronavale et Smilin’ Jack l’aviateur et tant qu’on y était, Winnie Winkle, la sœur de Bicot ! Tarzan s’échappa de sa jungle et Flash Gordon, vers les mondes lointains.
Cette régularisation de la situation créa d’autres problèmes. Les séquences familiales compromettent l’ambiance virile et aventureuse… Au bout d’un certain temps, on en vint à éclipser la vie de famille. Certains conjoints eurent même des malheurs : Winnie Winkle est devenue veuve. Smilin’Jack est veuf. Mais les dessinateurs sont soumis à des pressions et à leurs propres doutes : l’auteur de Smilin’Jack ressuscita la femme de son héros, puis agacé, la tua définitivement. Roy Crâne fit disparaître Mme Sawyer et il s’en félicitait, mais il la fit reparaître. Seul Harold Poster a joué le jeu dans Prince Valiant, mais il faut reconnaître que l’insertion de séquences de nursery dans les aventures d’un chevalier de la Table Ronde, aussi bien menées soient-elles, a agacé ses fidèles.
Aujourd’hui, toutes ces variétés de rapports homme-femme coexistent dans la bande dessinée depuis le Tarzan solitaire jusqu’à « Gazoline Alley » qui en est arrivé à la troisième génération de ses personnages, avec toutes les variantes intermédiaires. La tante Pim entretient à jamais ses pensionnaires, les grosses dondons redoutables se portent toujours bien, voyez la Castafiore et l’antiféminisme est allé se révéler jusque chez les Schtroumpfs avec la Schtroumpfette ! Flash Gordon et Dale en sont à leur quatrième dessinateur, mais restent toujours fiancés, tout comme Mickey et Minnie. Le docteur Rex Morgan, lui, a une infirmière qui l’adore mais il se trouve très bien comme ça et ne se laisse pas émouvoir.
Il a fallu que l’Europe s’en mêle pour ajouter quelques audaces à ce panorama quelque peu hypocrite.
Bien sûr, la guerre avait valu aux soldats américains, une certaine «Miss Lace» de Milton Caniff. Elle était la bonne amie de tous les G.l’s ? il faut bien soutenir le moral des soldats ? mais on ne le laissait entendre que bien innocemment. De ce côté-ci de l’Atlantique, son équivalent anglais « Jane », née pour les mêmes raisons, était plus osée.
Elle a longuement survécu, sans atteinte à la perte accidentelle mille fois répétée de sa jupe et même de sa culotte. Sa fille (Jane, daughter of Jane) lui a succédé, avec la même innocence.
Ce n’est qu’avec la bande dessinée de Jean-Claude Forest, dont Vadim a tiré le film « Barbarella » qu’on atteint, rejoint et dépasse même d’un seul coup l’archétype poétique de la femme affamée d’amours toujours nouvelles, extra-terrestres ou même mécaniques !
Bien que frappée d’un sévère interdit, elle avait ouvert une voie neuve, sur laquelle la suivirent bientôt « Jodelle » et Pravda de Guy Pellaert, d’une esthétique et d’une vision très différentes, puis « Scarlett Dream » de Robert Gigi, mais il faut remarquer que celle-ci échappe sans cesse aux étrein¬tes du docteur Styx et qu’en somme, la morale reste sauve.
Un peu comme « Blanche Epiphanie » de Georges Richard et Lob qui ne se veut être qu’une parodie humoristique et libérée des feuilletons populaires, tels que « Vierge et Flétrie » et autres, du début du siècle.
Pendant ce temps, l’Italie, conquise par le style de J.-C. Forest, le plagiait avec une outrance sans vergogne et une multitude de filles aux noms fantastiques : Auranella, Messalina, Satanik, Isabella, Selene, Uranella, etc., firent leur apparition, inondant même bientôt la France.
Après soixante-dix années dans une tradition asexuée, un véritable délire de frustration freudienne se serait-il emparé de la bande dessinée, avec cette invasion de filles plus dévêtues ? et quelque plus perverses ? les unes que les autres ? On aurait certes tort de généraliser, mais le fait demeure que l’ éternel féminin s’est triomphalement conquis une large place dans la bande dessinée comme sur les écrans. Place qui allait s’élargir à partit des années 80 avec l’arrivée des femmes de Milo Manara, de Georges Pichard, de Philippe Bertrand, Giovanna Cassotta , Charles Burns, Baldazzani, Dany,Berthet, Loisel et de la Druuna de Paolo Eleuteri Serpieri.
Peut-être n’est-ce, après tout, dans notre monde fou, fou, fou, qu’une juste revanche, un peu diabolique, de la femme sur les héros trop angéliques ou fatigués des année 30 et 40..
Claude Moliterni