Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...COMIC BOOK HEBDO n°30 (17/06/2008).
Cette semaine, Comics et Cinéma 2/2
Hello… Suite et fin du sujet « comics et cinéma » abordé la semaine dernière, en préambule au prochain Carrefour Européen du 9e Art et de l’Image qui ouvrira ses portes le 26 juin prochain à Aubenas. J’avoue que je ne suis pas un grand fan de Matrix ni de Vendredi 13, et que si des signatures prestigieuses n’avaient pas été au menu de ces déclinaisons en comics, je ne me serais probablement arrêté devant elles pour les découvrir. Eh bien vous voyez comme il faut toujours se méfier de ses à priori puisque ces deux albums ont des qualités qui ne peuvent que faire passer qu’un très bon moment de lecture, et même plus que ça avec Matrix Comics qui est tout simplement passionnant et de toute beauté…
-MATRIX COMICS vol.1 (Panini Comics).
Vous croyez que vous êtes tranquillement en train de lire cette chronique dans votre fauteuil chéri, une boisson tiède à portée de main, écoutant votre disque préféré, et vous vous dites que c’est quand même génial de pouvoir lire des articles sur la bande dessinée depuis votre écran, juste par l’alchimie de 1 et de 0 qui rendent l’aventure virtuelle possible. Eh bien vous vous plantez complètement, puisque vous-mêmes n’êtes qu’un agglomérat de données informatiques et que votre réalité n’est qu’un rêve programmé par des machines vous utilisant en vérité comme banque de données en sommeil artificiel. Ah oui, je sais, ça fait bizarre, mais c’est comme ça, mes petits chéris…
Cet album reprend intelligemment et puissamment le concept des frères Wachowski sous la houlette de Spencer Lamm, rédacteur inspiré. Ce trio de choc a choisi certains des artistes contemporains les plus talentueux qui soient, transcendant littéralement l’esprit du présent ouvrage pour décliner et explorer l’univers de Matrix dans un esprit aussi libre que respectueux de l’œuvre. C’est vraiment très très très réussi, et même les réfractaires ne pourront bouder leur plaisir en arpentant chacune des histoires qui constituent ce magnifique premier volume. Dans sa préface, Spencer Lamm rappelle bien que les frères Wachowski, avant même le projet du film, sont avant tout des créateurs qui aiment par-dessus tout raconter des histoires, et par-dessus tout des histoires inhérentes au concept Matrix. C’est ce goût du récit, d’approfondir une idée en l’explorant dans toutes ses ramifications possibles, que l’on retrouve ici à chaque page. Chaque scénariste, chaque dessinateur, a semble-t-il pris un plaisir fou à envisager la nébuleuse Matrix sous son regard le plus pertinent, le plus profond, afin d’en faire ressortir ce qu’il peut impliquer de résonance en chacun de nous à travers un ressenti jungien (ah oui, bah oui, je sais, oui).
Un recueil de nouvelles graphiques qui oscillent entre science-fiction et métaphysique, dans une maquette et une mise en page tout à fait remarquables – ce qui ne gâche rien, vous me le concéderez… Entre chaque récit nous passons dans une phase d’obscurité visuelle où le titre apparaît, cerné par une coulée vertes de chiffres numériques. Puis un texte nous présente les auteurs de l’histoire à venir, et c’est à chaque fois une plongée dense et intense dans le monde de Matrix qui s’opère, puissamment, nous happant littéralement dans des méandres se rejoignant hors cadre dans une grande cohérence d’esprit. Les différences profondes de style et de narration – loin de fragmenter l’ensemble en le dispersant – se complètent au contraire avec une rare richesse artistique. Tous les traités sont là , du réaliste au comique en passant par le fantastique, en couleurs ou en noir et blanc, intimiste et introspectif ou flirtant avec le grand spectacle et l’angoisse, tout autant onirique que poétique, ce qui est pour ce dernier point une vraie belle intention. On ne cesse de s’émerveiller devant le travail accompli et la force qui s’en dégage, assez vénéneuse, finalement, loin, très loin des produits et du merchandising entourant l’industrie du cinéma. Ceci n’est pas une fade adaptation mercantile surfant sur le succès d’un blogbuster ayant engrangé déjà des fortunes considérables, c’est une vraie œuvre chorale, un livre d’auteurs, une réussite esthétique et graphique carrément jouissive. Vous l’aurez compris, j’ai adoré, et vous invite instamment à vous procurer cette publication…
Si je ne vous raconterai rien des histoires, je ne peux m’empêcher de vous présenter brièvement les récits de cet ouvrage, servis vous allez le voir par de très grands artistes : il y a vraiment du beau monde, nom de Lee ! On commence fort avec les frères Wachowski eux-mêmes pour une création historique dessinée par Geoff Darrow, ce dessinateur fou de détails plus dingues les uns que les autres et qui – rappelons-le – a été le designer de la trilogie Matrix. Un récit âpre, court et violent, lorgnant vers de grands mythes fondateurs des récits de science-fiction robotico-philosophiques (d’Asimov à K.Dick). Puis les génies s’enchaînent. C’est d’abord Bill Sienkiewicz, qui nous offre une histoire dont il a le secret, hermétique et évidente à la fois, une pure merveille aux couleurs sidérantes. C’est ensuite avec une joie sans nom que nous retrouvons une création de Ted McKeever qui est, je le redis et je le répète depuis des années, l’un des très grands dessinateurs américains actuels, un artiste au style et à l’univers complètement incroyables et qu’on ne voit décidément pas assez !!!!!! Il nous prouve une nouvelle fois ici quel grand artiste il est, avec une histoire forte et humaine, un sens du noir et blanc et de la narration absolument redoutables : c’est sublime, comme toujours avec Ted. Puis c’est le retour de Sienkiewicz, accompagné du très talentueux Gregory Ruth, qui illustre un texte de Neil Gaiman complètement hallucinant. On a beau l’attendre au tournant, ce sacré Neil, rien n’y fait, il est toujours étonnant et lucide, profondément créatif. Son texte est tout simplement hypnotique, et le fait d’avoir deux dessinateurs aux styles et aux traités différents au sein du même espace accentue encore les clivages sensoriels qui y sont exprimés. Un bijou. Puis une très belle création de John Van Fleet (dont le style flirte ici parfois avec celui de Maleev, en terme de couleurs, de matières et de collages). Arrive alors une bande dessinée fabuleuse du grand Dave Gibbons, structurée en une narration parallèle se rejoignant à un moment spectaculaire, et exploitant le fond et la forme du propos et de la logique de l’univers Matrix avec une acuité fantastique. Mieux : Gibbons réussit à exprimer le concept des frères Wachowski par le biais de la spiritualité asiatique, nous offrant une sorte d’haïku fragmenté en instants coexistants. Une petite merveille de dessin et d’intelligence, créative jusqu’à l’utilisation du texte. Nous enchaînerons avec des œuvres plus « grand spectacle » de très bon niveau, comme celles de Troy Nixey, David Lapham, Ryder Windham et Kilian Plunkett. Nous aurons même droit à une bande dessinée courte de Peter Bagge (on ne l’attendait pas là !) assez rigolote et à une ode du grand Paul Chadwick. L’album se termine sur un très beau récit de Gregory Ruth qui, dans un esprit de chevaliers des temps modernes, suit la quête de ceux qui résistent à la dictature des machines, dans un traité graphique qu’il avait magnifiquement exprimé dans Freaks of the Heartland, au pinceau et à l’encre noire brossée librement. Bienvenue dans la réalité.
-VENDREDI 13 (Panini Comics, Dark Side).
Je serai beaucoup moins long sur cet ouvrage que sur le précédent, car je n’ai jamais été capable de regarder un seul film d’horreur moderne, de Massacre à la Tronçonneuse en passant par Vendredi 13, justement… Ça me fait trop peur, j’y arrive pas, j’y arrive pas, j’y arrive pas. J’en suis resté aux peurs théâtrales de la Hammer. Donc je ne pourrais vous donner un avis de réel connaisseur, mais bon je connais quand même l’histoire et tout le tralala… Pareillement que pour Matrix Comics, l’album bénéficie d’une équipe talentueuse qui laisse présager de bonnes choses. Et effectivement, l’album est réussi. Certes, la trame du récit est des plus classiques – voire galvaudées – mais on passe vraiment un bon moment grâce au sens du rythme et de la mise en scène. Pensez donc : un groupe de jeunes gens livrés à eux-mêmes dans un endroit à moitié sauvage, à côté d’un lac où plane une malédiction sanglante… Brooouhh !!! Peur ! Les dessins sont souvent très efficaces, très forts, appuyés par un encrage et des couleurs bien maîtrisés.
Nous retrouvons Justin Gray et Jimmy Palmiotti au scénario (pas mal, quand même), Adam Archer au dessin, et Peter Guzman à l’encrage. Les couleurs, elles, sont signées Johnny Rench et Wildstorm FX. Une très bonne équipe, donc, avec pour couronner le tout la présence de l’excellent Ryan Sook qui a réalisé toutes les couvertures de la mini série. Ce dessinateur éminemment doué et dont le style est proprement fascinant a réalisé ici des images d’une grande beauté, pleines de terreur. Finalement, comme dans tous les bons récits d’horreur, c’est plus la manière dont les auteurs entretiennent et amènent l’angoisse que l’acte horrifique lui-même qui est important, cet acte n’étant que la conclusion d’une évolution de la peur en soi. Remarque, les fameux « actes » sont ici assez explicites et bien gores. Ça transperce, ça découpe, ça écrase, ça fend : un vrai festival ! Je dis ça en faisant le mariole, mais bon… je reste toujours un peu interdit devant ces récits d’horreur concrète et très explicite, incapable de donner un avis tellement tout ça me fout les jetons et me fait me poser des questions sur la culture de l’horreur en tant que spectacle, de manière plus anthropologique et philosophique que morale. Qu’en pensez-vous ? Il semblerait qu’avec le temps le genre horrifique se soit de plus en plus tourné vers la terreur pure et les limites du supportable plutôt que vers la théâtralisation de la peur en une création plus cérébrale qu’épidermique. Le genre « gore » est un palier supplémentaire que je n’arrive pas à soutenir du regard plus de trois secondes. Eh oui, c’est comme ça, votre chroniqueur est une poule mouillée. Pour lecteurs plus qu’avertis, donc, puisque les scénaristes ont poussé le récit d’une manière très adulte où sang, sexe, humour noir, tension et crad’ vont bon train. L’été approche à grands pas, un album à emmener au camping, pour lire le soir, avant le bain de minuit…
Cecil McKinley