Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...Spécial polars chez Delcourt
Le polar américain continue son beau parcours chez Delcourt, avec deux albums parus ce mois-ci : « Criminal » T6 et « Les Sentiers de la Perdition » T3. Du lourd !
« Criminal » T6 (« Le Dernier des innocents ») par Sean Phillips et Ed Brubaker
On commence avec « Criminal », la fameuse série de Brubaker. Force est d’avouer que cette série garde tout son intérêt, transcendée par le style impeccable de Sean Phillips et le ton unique de Brubaker, sombre et humain à souhait, mais peut-être plus cynique que dans ses autres œuvres. Depuis 2007 qu’il explore les différents visages de la criminalité dans cette œuvre chorale, Brubaker n’a certainement pas fait le tour du sujet, et on peut s’en réjouir. Plongée sans concession dans la tête des assassins (mais sans aller pour autant dans le cliché et ne servant surtout pas un discours manichéen), « Criminal » constitue une cartographie intime de ce qui anime l’être humain pour passer à l’acte, avec le recul de la fiction mais aussi une introspection où Brubaker inscrit son talent pour l’exploration psychologique et ses ramifications plus ou moins conscientes. Brubaker ne prend jamais parti ; il semble ne vouloir que narrer les faits, rien que les faits, et s’il plonge dans le cerveau du tueur ce n’est ni pour l’excuser ni pour l’acculer : les faits sont déjà bien assez accablants comme ça.
Dans ce « Dernier des innocents », Brubaker nous montre qu’il n’est pas si facile que ça de tuer sa femme en toute impunité. Riley Richards va en faire la difficile expérience, embourbé dans son propre plan et ne s’extirpant du merdier qu’au prix de l’éradication de sa vie passée. Tout au long du récit, on suit la machination de Richards, entrecoupée de nombreux flash back nous révélant les différents éléments qui ont mené – l’air de rien – les protagonistes à leur futur destin tragique. Ces flash back bénéficient d’un traité graphique totalement différent de celui employé habituellement par Phillips, dans un style presque opposé : alors que l’action présente est réaliste et sombre, ces souvenirs sont dessinés dans un style ludique et coloré, dans une ligne claire rappelant l’esthétique de vieilles séries comme « Archie ». Dans ce sixième opus, le style « normal » de Phillips continue d’évoluer, à la fois dense et libre, noir et lâché, ne s’enfermant pas dans une certaine « préciosité » qu’on aurait pu craindre de voir apparaître sur la longueur. C’est souvent très beau, et les sublimes couvertures de l’artiste ne font que confirmer son grand talent, dans une exacerbation de la vibration colorée absolument phénoménale. De la première à la dernière page, on reste captivé, fasciné, par cette histoire sombrissime et ses anti-héros pathétiques. Du très très bon polar.
On attend avec une très grande impatience « Fatale », la nouvelle série du duo Brubaker/Phillips que Delcourt publiera cet automne.
« Les Sentiers de la Perdition » T3 (« Retour à Perdition ») par Terry Beatty et Max Allan Collins
Le dernier tome de la trilogie « Perdition » vient de sortir, pour le plus grand plaisir des fans de cette Å“uvre déjà portée au cinéma en 2003 par Sam Mendès. Dernier… c’est vite dit, car dans sa postface datée de 2010, Max Allan Collins avoue son envie de continuer à travailler sur ce concept, et il n’est pas impossible que préquelles et spin-off finissent par voir le jour. Il faut dire que cette Å“uvre qui s’étale sur trois générations a le potentiel pour ça ! En effet, la descendance O’Sullivan semble être hantée – plus ou moins consciemment – par le parcours du premier Michael O’Sullivan, surnommé l’Ange de la Mort, celui-là même qui chamboula les règles du jeu au sein du milieu du crime dans les années 30. Et puis le contexte de la Grande Dépression offre de nombreuses possibilités, des zones d’ombre et des facettes sous-jacentes que Collins avait sciemment plus ou moins abordées dans une belle science narrative. Dans ce troisième tome, nous changeons certes encore de style graphique, mais aussi d’ambiance et d’époque, puisque Collins se penche cette fois-ci sur le parcours de Michael Satariano, fils de Michael O’Sullivan Junior, petit-fils de l’Ange de la Mort. Nous sommes dans les années 70, sous des cieux apparemment plus cléments…
Au retour de la guerre du Vietnam, Michael Satariano est très vite approché par un certain Conrad Visage, lieutenant du Ministère de la Justice. Ce dernier va lui apprendre qu’il est considéré comme mort au combat, et que le gouvernement préfère qu’il en soit ainsi afin de lui donner une nouvelle identité et de le faire travailler au sein du programme de protection des témoins. Nouvelle vie, nouveau nom… nouveau job consistant à buter certaines personnes nuisibles et/ou gênantes. Michael va donc devoir tirer un trait sur sa vie antérieure à la guerre. Pour l’aider à accepter cette nouvelle situation, le lieutenant Visage n’omettra pas de dire à Michael que ses parents et sa sÅ“ur sont morts… et qu’il y a bien un responsable quelque part. Michael devient donc Mike Jones, et va nettoyer le monde de certaines de ses crapules, sous l’égide de Visage. Ainsi, il va infiltrer le quotidien d’un certain John Rosselli, avec pour mission de l’éliminer. Tout semble s’enclencher très logiquement, mais c’était sans compter sur la présence d’Angela, la nièce de Rosselli. Et puis… le lieutenant Visage a-t-il dit toute l’exacte vérité ? Bref, tout va déraper et rien ne va se passer comme prévu… Même si comme moi vous êtes moins sensible au style réaliste et sommaire de Terry Beatty qu’à celui des dessinateurs ayant déjà travaillé sur la série, vous ne pourrez qu’accrocher à l’intrigue très efficace installée par Collins, bouclant la boucle – même si l’on sent que les choses pourraient bien ne pas en rester là . Du polar sulfureux et manipulateur comme on les aime, dans la plus grande tradition du roman noir d’espionnage.
Cecil McKINLEY
« Criminal » T6 (« Le Dernier des innocents ») par Sean Phillips et Ed Brubaker Éditions Delcourt (14,95€) – ISBN : 978-2-7560-2356-4
« Les Sentiers de la Perdition » T3 (« Retour à Perdition ») par Terry Beatty et Max Allan Collins Éditions Delcourt (14,95€) – ISBN : 978-2-7560-2943-6