Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
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En visitant l’exposition « LES ANNEES POP » au centre Beaubourg, à Paris, on peut se poser certaines questions. Ces artistes ont-ils usurpé des vignettes de bandes dessinées ou bien ont-ils apporté une autre dimension plastique en détournant ces oeuvres de leur contexte ? A vous de juger en lisant cette interview.
ROY LICHTENSTEIN
Interview de David Pascal.
DAVID PASCAL: Vous savez qu’il y a ici, en Europe, de nombreuses organisations réunies à ce premier Congrès International des Clubs de Bandes Dessinées – En général, ils estiment que la B.D. est un moyen d’expression absolument nouveau dans son essence, une autre forme d’art. Croyez-vous qu’il en soit ainsi ? Et dans ce cas, est-ce le ressort qui vous a poussé à introduire cette influence puissante dans votre oeuvre?
LICHTENSTEIN: Je ne pense pas que ce moyen d’expression soit .nouveau, sauf du point de vue historique. Sans doute, elle n’existait pas dans les siècles passés, et, en cela, elle constitue bien un nouveau mode d’expression. Mais il va de soi qu’elle fleurit depuis pas mal de temps. A mon avis, elle est à la foi forme d’art et nouveauté par certains côtés. Je crois qu’elle a exploité de nouvelles formes, de nouveaux modes d’expression. Elle ne ressort pas de la même esthétique que la peinture ou la sculpture telles qu’on les considère de façon traditionnelle. Cependant, son découpage en « serials, ses épisodes, ce que l’on décrit dans chacun de ces épisodes, la manière dont l’histoire se déroule etc… sont en quelque sorte une forme d’art. Je crois d’ailleurs que les gens qui y travaillent ne la considèrent pas ainsi.
Pour moi, c’est un sujet très intéressant. Elle possède de curieuses qualités, comme la façon dont certaines choses sont exprimées, telles que les explosions, la vitesse et certaines idées abstraites rendues sous forme concrète: les bruits et autres sons symbolisés visuellement. Il y a beaucoup de choses qu’on ne voit pas et qui y sont transposées pour l’oeil, et en ce sens, je pense que c’est une forme d’art élaborée. J’ignore si ce sont des individus qui en sont responsables. Il semble que ce soit une tendance de groupe, que chaque artiste en quelque sorte, apporte sa contribution, ou ajoute ce qu’il a appris au vocabulaire général des artistes de B.D. Et cela s’est étendu – du moins, dans le genre de B.D. auquel je m’intéresse, celui où elles semblent dépourvues de personnalité et être le produit d’une activité de groupe. Mais elles sont devenues, une forme en elles-mêmes sur laquelle les autres dessinateurs de B.D. continuent à travailler.
DP:Eh bien, je crois que vous avez empiété sur la deuxième question que j’allais vous poser. Vous avez traité principalement de la mécanique presque vsuelle de la B.D., ce qui est plutôt normal. Je me demande s’il y a d’autres qualités propres à la B.D. qui vous influencent si profondément dans l’adoption de ce style dans vos tableaux, des facteurs sociologiques ou autres ? Vous avez dit, n’est-ce pas, que vous ne souhaitiez pas de B.D. dotée de personnalité?
RL : Oui. J’ai tendance, je crois, à en choisir de très typiques, celles qui, en un sens, n’expriment pas une idée unique dans leur domaine.
En d’autres termes, je ne prends généralement pas celles qui font des déclarations fracassantes, mais celles dont les déclarations sont sans importance, ou simplement celles qui semblent être des archétypes classiques en leur genre. C’est ce qui m’intéresse le plus: développer cela et l’introduire dans un moule presque classique, en tentant d’en faire une espèce d’objet hors du temps, impersonnel et mécanique.
DP :Ceci paraît aller dans le même sens que le mouvement littéraire que l’on connaÃŽt en France sous le nom de Nouveau Roman qui apparaît également au cinéma, et où l’on peut ne pas mentionner Jes noms, mais où l’on met l’accent sur les faits secondaires dans la vie, comme le fait de déplacer une chaise. Est~ce une qualité similaire que vous essayez de découvrir?
RL :Oui, ou en tout cas du même ordre.
DP :Je me demandais aussi s’il y avait quelque chose dans votre vie, ou dans votre carrière artistique précédant votre oeuvre actuelle, qui, à la réflexion vous aurait servi de guide jusqu’au point d’évolution que vous avez atteint dans l’utilisation de la B.D. comme base de vos tableaux ?
RL :Il ya longtemps que je travaille à partir d’oeuvres dont je ne suis pas l’auteur. J’utilisais les premiers peintres Américains, comme Remington et Charles Wilson Peel, et je peignais des cow-boys et des Indiens. C’était fait dans un style très cubiste, mais la matière provenait en grande partie des premiers Américains et de leurs taÂbleaux. Ils possédaient aussi un certain humour, mais ce n’était absolument pas de la caricature. Je possède plusieurs exemples de pré-Pop art que j’ai réalisés, ils datent probablement de 1956 au plus tôt. Je ne sais pas si je puis dire qu’ils ont un rapport avec le Pop art. Cela m’est vraiment arrivé brusquement aux environs de 1961.
DP : Etes~vous personnellement passionné de B.D. ?
RL Eh bien, je ne l’étais pas. J’ai découvert qu’il existe un grand nombre de gens qui se sont toujours intéressé aux bandes dessinées et qui les connaissent à fond. Cela n’a jamais été mon cas. J’ai dû éprouver cet intérêt par snobisme, comme tant d’autres. Mais maintenant, cela me passionne. Je ne crois pas en savoir beaucoup, mais je me retrouve toujours en train de lire celles qui me tombent entre les mains avec l’intention d’y trouver un stimulant, et elles finissent par m’absorber complètement.
DP : C’est que, voyez~vous, beaucoup d’entre nous, étant plus jeunes faisaient partie du Club Rinky Dinks de Perry Winkle (1) et passaient leur temps à répéter .Phoo » comme Smokey Stover (2), aussi je me suis posé cette question: Existe-t~il des empreintes psychologiques laissées par votre enfance, quelque chose qui se serait fixé et qui chercherait à sortir maintenant que vous pouvez utiliser votre intelligence pour l’exploiter?
RL : Certainement, bien que je ne crois pas que cela m’ait jamais passionné intellectuellement de quelque manière que ce soit. Je lisais des comic books et des bandes dessinées étant enfant, sans aucun doute, je m’en souviens et i’étais passionné comme tout le monde par les feuilletons radiophoniques tels que « Buck Rogers » et « Mandrake le Magicien » et tout ce qui passait à la radio à l’époque, ressemblant beaucoup d’une certaine manière aux bandes dessinées.
DP :J’allais y arriver. Il existe un rapport certain. Mais vous savez beaucoup des premières bandes dessinées comme « Happy Hooligan » sont pure fantaisie et naïve imagination, parfois même délire comme « Krazy Kat. de Herriman. J’ai l’impression que vous avez renoncé à ces caractéristiques et même à celles des bandes dessinées paraissant dans les journaux actuels. Vous me paraissez adopter une atmosphère et une qualité de dessin que l’on a tendance à associer aux comic- books qui se situent, de l’avis de la majorité, à un niveau plus bas que les bandes classiques. Dans bien des cas ce ne sont que de banals feuilletons. Existe-t-il une raison pour. que vous ayez choisi ce genre de dessin comme point de départ? Est-ce à cause de cette absence de personnalité?
RL : C’est à peu près ça. Beaucoup parmi les premières bandes ont, à mon avis, une réelle valeur artistique et cela se voit: il y a de l’invention dans leur forme, du moins nous le pensons, alors que ce n’est pas le cas du comic-book courant. Ils semblent tellement médiocres. Certaines de mes oeuvres anciennes étaient inspirées par des personnages classiques, Bugs Bunny ou Mickey.Mouse Mais ça manquait de force et servait surtout à mettre en valeur l’original d’une façon ou d’une autre. Cela m’a montré combien il y avait d’invention dans ces bandes, et ie suis sûr qu’il en existe dans celles que nous iugeons médiocres.
DP : Vous savez que dans un dessin isolé, l’artiste doit figer, ou isoler, ou déterminer d’une façon ou d’une autre le geste ou l’expression qui rendra évidents son intention, son sentiment et ce qu’il a à dire. Et un dessinateur humoristique doit compter également avec ce que font ses contemporains, peut-~tre même avec .plus de réalisme que ne le fait le dessinateur de B.D. Et au cours d’une discussion précédente, vous avez mentionné le fait que vous ne réussissiez pas aussi bien dans le dessin humoristique que dans I a bande dessi née. Pourquoi donc ?
RL : Je crois que ce ne doit être qu’une question de choix personnel. Je ne suis pas certain qu’il y ait une véritable raison. C’est peut-être que le gag ne vaudrait pas grand chose si i’en était l’auteur. Je veux dire que plus il serait drôle, plus il perdrait de son importance avec le temps. J’ai commencé à utiliser ces vieilles blagues usées, si grosses et si connues qu’elles pourraient constituer un avantage. De fait, dans un truc de Mickey que i’ai fait, c’était presque du dessin humoristique. C’est Donald, ie crois, qui était en train de pêcher avec Mickey sur un radeau, et il s’était attrapé la queue. Mickey se met à rire en s’écriant: » Ah Ah! Tu as fait une grosse prise cette fois-ci ! » ou quelque chose d’analogue. Il faut que ce soit un gag de ce genre, si usé qu’il en devient classique, je crois.
DP : Alain Resnais et d’autres réalisateurs de films avec lesquels j’ai parlé ont découvert que le dialogue, et la dynamique du mouvement tels qu’on les trouve dans la B.D. sont contenus implicitement dans cette forme d’art essentiellement mobile qu’est la leur. Puisque vous-même travaillez en deux dimensions, pourquoi ne trouveriez-vous pas des affinités avec l’art du réalisateur de dessins isolés? Au fond, ce que vous faites, n’est-ce pas figer, arrêter le mouvement dans I a bande ?
RL : C’est une qualité que i’aimerais avoir dans certains dessins, je crois. Je n’ai pas l’impression de figer vraiment le geste, mais ça me fait plaisir de penser que celui que j’isole dans certaines oeuÂvres n’est pas vraiment compréhensible, et l’on sent que si l’on savait ce qui a précédé et ce qui va suivre, on pourrait comprendre ce que cela signifie. Ce que je veux dire, c’est que certaines phrases n’ont absolument pas de sens en soi. J’aimerais avoir ce don, je ne sais pas exactement ce que c’est.
DP : Certains disent, – plutôt méchamment à mon avis, car je ne pense pas que ce soit vrai, que vous les avez simplement copiés. Il me semble qu ‘jl y a plus de dynamisme dans votre oeuvre que dans des copies. Je crois que vous avez mentionné un jour le fait que vous les modifiez d’une certaine manière. Avez-vous vraiment une façon de les modifier ?
RL : Je ne les modifie que dans la mesure où c’est nécessaire pour conserver l’unité de mon tableau. C’est pourquoi il arrive qu’ils soient totalement différents, ou qu’ils ne soient en fait copiés sur rien, ou encore qu’ils restent très proches de l’original. Naturellement, des tableaux différents sont faits de manière différente, mais je crois ne modifier l’original que pour pouvoir l’utiliser dans mes tableaux.
DP : D’après votre dernière exposition à la galerie Castello (3), il semble que vous vous éloignez de la bande dessinée au profit d’une conception plus mécanisée de la vie. Est-ce exact?
RL :Je vo!s dons ces deux directions, l’une caractérisée Par les oeuvres classlques que vous avez vues, d’une part, Parce que l’idée d’un art classIque vu a travers le dessin m’intéresse, et d’autre part je me tourne vers diverses théories assez abstraites Où le sujet est plûtot amorphe, comme les couchers de soleil (bien sûr c’est un sujet rebattu, mais intéressant ); et les explosions aussi, que vous n’ avez pas vues, mais sur lesquelles je travaille en ce moment parce qu’elles peuvent prendre à peu près n’importe quelle forme ;et le m’ intéresse à la manlère dont les dessinateurs ont concrétisé cette qualité vraiment invisible, – une explosion, en fait, cela n’a pas de forme, elle est constamment changeante dans le temps.
Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y en a jamais deux identiques, et pourtant elles sont devenues un symbole concret dans les dessins Il y aaussi les nuages, etc., qui, bien sûr, ont une forme, mais qui sont devenus tellement irréels dans la B.D-, que c’est cette irréalité, en même temps que la concrétisation d’une idée complètement abstraite, qui me passionne. Pour moi, cela prend à peu près la même forme que les mots dans les ballons: c’est une idée tellement irréelle que de mettre ces ballons dans la pièce, avec vous, Vous pensez à une situation réelle avec des mots, et pourtant cela l’exprime si bien. C’est parce que vous êtes habitué que vous prenez si facilement le dessin pour la réalité, et pourtant c’est étrange,
DP : Nous sommes là a travailler avec des symboles et nous en sommes complètement et totalement inconscients. Le langage qu’ils instituent est tout aussi réel pour nous que le langage que nous parrlons. pourtant quelqu’un comme vous voit les choses tout différemment. En réalité, nous avons été ébahis lorsque le premier Français qui est venu ici nous en a parlé comme d’un art, et pratiquement tous les Américains ont été émerveillés du sérieux avec lequel les Européens prennent leur travail, et beaucoup pensent que es Européens se montent la tête. Pensez-vous qu’ils exagèrent ?
RL :II m’est difficile de vous répondre de toute façon. Si je dis qu’ils exagèrent, cela signifie qu’ils ne devraient pas faire attention à nous. C’est plus profond qu’ils ne le croient, si bien que j’y attache p)lus d’importance que je ne devrais. Il m’est donc bien difficile de vous répondre.
DP :Eh bien, ils ont écrit des monographies entières sur .Tarzan » par exemple ou « Terry et les Pirates » de Milton Caniff. Il ya un article d’environ 32 pages dans une revue sociologique italienne sur la première page du dimanche de « Steve Canyon » de Milton Caniff, et la façon dont Steve Canyon est présenté a quelque chose de fantastique. Caniff lui-même est stupéfait de la perspicacité que ces gens.là possèdent.( article écrit par Umberto Eco) Mais je crois qu’ils ont un point de vue essentiellement sociologique. Toute cette conversation me semble démontrer que vous vous préoccupez beaucoup plus du côté visuel qu’ils ne le font. Leur point de vue sur l’influence ou le développement de la B.D. est plus psychologique et sociologique. Vous, vous vous en êtes servi .comme d’une autre forme d’art.
RL : En effet, il se pourrait que nous en soyons si près que nous ne puissions plus le voir. Nous voyons tous la valeur esthétique du jazz, nous en sommes conscients. Pourtant, il semble que les Européens aient été les premiers à le découvrir et à prendre conscience de ce fait. Peut-être parce que c’était nouveau pour eux: il ne prenait pas son origine dans leur tradition mais dans la nôtre. Et ce n’est pas le genre de chose sur lequel nous aurions eu l’idée d’écrire une thèse. Ca existait, c’est tout, ce n’était qu’une espèce de musique populaire; c’est comme ça qu’on le considérait. Maintenant, tout le monde est persuadé que c’est esthétique.
DP : Il y a des années, j’ai entendu AI Capp dire, dans une attaque de la peinture abstraite, que c’est dans la page réservée aux comics que l’on rencontrait tous les jours l’art le plus grand en Amérique. Le suivrez-vous sur ce terrain, en tant qu’ancien artiste abstrait, par exemple ?
RL : Absolument pas. Ce sont des terrains d’excitation de l’imagination et pour moi, des possibilités immenses du point de vue visuel. En plus, c’est très intéressant, curieux et ça sort de l’ordinaire. Je sais que Léger a été très impressionné par nos bilames lorsqu’il est arrivé ici, ce sont des choses auxqueJles on a tendance à ne plus faire attention.Il se pourrait qu’il ait raison, ie n’en sais rien. Moi, je ne considère pas la B.D. comme un art, voyez-vous, mais elle offre des possibilités, et c’est cela qui m’intéresse.
DP :A défaut d’autre chose, beaucoup de gens sont reconnaissants au Pop art du retour de l’image dans Ia peinture. Puisque vous êtes l’un de ses pratiquants les plus connus, était-ce là I une des raisons délibérées de votre approche de la peinture ?
RL : Non. Je ne crois pas m’être intéressé au retour du réalisme dans la silhouette. Ce n’est pas du tout de cette façon que je raisonne. J’ai remarqué que l’on avait prédit son retour, mais il s’agissait plutôt d’un souhait nostalgique en vue de voir les choses redevenir ce qu’elles étaient. Je crois que cela touche un plus grand public lorsqu’il y a autre chose à voir dans la peinture que ses qualités purement esthétiques. Cependant, je ne crois pas que cela veuillle dire grand chose: l’intérêt qui existe uniquement à cause du sujet ne constitue pas à mon avis un progrès esthétique très important. Mais je ne pense pas que le retour à l’image soit ce qu’apporte le Pop art.
Ce n’est sûrement pas très important, bien que ce soit indéniable.
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(Traduit par Colette SZWARC)
 Publié avec l’aimable autorisation de David Pascal.
DAV!DPASCAL. Né à New York en 1928. Etudes à l’American Artists School. Cartoons et illustrations dans les grandes publications aux Etats-Unis(Esquire, Evergreen, National Lampoon) et à l’étranger. A illustré nombre de livres. Dans The Sil!!y Knight il emploie un rapport séquentiel de texte et image. Ses peintures et dessins ont été exposés par la Society of Illustrators et dans plusieurs muÂsées, Professeur en journalisme graphique à l’Ecole des Arts Visuels à New York. Par ses articles et études il a contribué d’une manière décisive à la reÂcherche mondiale de la bande dessinée.
Article édité dans le Giff-Wiff N° 20 de mai 1966.Jean-Jacques Pauvert éditeur
 (1) Bicot et le Club des Ran- Tan-Plan, en France
.(2) Popol Joyeux Pompier.
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