Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
Lire la suite...« Sans même nous dire au revoir » par Kentarô Ueno
La bande dessinée autobiographique est un genre à part. En manga, il y a déjà eu quelques ouvrages de ce type traduits en français (1), mais aucun n’a jamais pénétré aussi profondément dans la souffrance morale d’un homme.
« Sans même nous dire au revoir » narre la vie de Kentarô Ueno, dessinateur de manga peu connu et plutôt humoristique. Il est obligé de travailler d’arrache-pied afin de rendre ses planches dans le temps imparties par son éditeur. Son atelier est situé au premier âge de sa maison et il le partage avec son assistant. Le début du récit montre les rapports complices qu’il a avec sa femme ; mais également les soucis liés à son asthme et son mal-être chronique. Néanmoins, ils sont heureux et ont une petite fille qui a une dizaine d’années.
Un soir, alors qu’il travaille tard, lorsqu’il redescend dans la cuisine, il trouve la porte du frigo ouverte et la lumière allumée. Sa femme ne dort pas. Pourtant, elle ne répond pas non plus. S’est-elle endormie ? Non, face contre terre, elle est raide morte au milieu du salon. Il est trop tard. Malgré les massages cardiaques et l’arrivée rapide des secours, Kiho ne se réveillera pas. Quelque jour avant Noël, sa maladie et sa malformation cardiaque l’ont emporté éternellement.
Et c’est cette vie sans sa femme que nous raconte Kentarô Ueno. Une vie brisée de manière violente et soudaine. Difficile de s’en remettre… Pourtant, lui, il doit continuer sa vie quotidienne. Il essaie de se plonger dans le travail et surmonter son chagrin. Il fait au plus simple pour les funérailles, tout en se questionnant sur mille choses banales qui prennent ici une importance considérable. Est-ce que Kiho aurait aimé ça ? Est-ce qu’elle aurait fait comme ça ? Quel aurait été son choix ? Quel chemin aurait-elle pris ? Il se repasse le film de leur vie commune, repense aux endroits qu’il fréquentait ensemble, change même certaines de ses habitudes pour les calquer sur celle de sa femme…
Ce manga se lit comme un roman. Le sujet, grave, rend l’atmosphère pesante, mais c’est surtout le dessin de Kentarô Ueno qui illustre magnifiquement son anxiété. Jamais un traitement graphique du mal-être n’aura été rendu de la sorte. Les émotions sont toutes retranscrites en dessin. Quand les jambes deviennent moles et que l’on se liquéfie, quand on est pris de vertige, de suffocation ou carrément que l’on se sent coulé. Tous ces états sont mis en image de la manière la plus directe qui soit et aucune explication supplémentaire n’est nécessaire. Le lecteur comprend immédiatement la sensation vécue par cet homme.
De plus, le trait est beau ! Encrés à la plume rehaussée de trame, certains dessins plus réalistes sont réalisés directement au lavis. Les personnages sont réalistes tout en restant simples. Certains passages sont beaucoup plus poussés graphiquement. Cela renforce le malaise du lecteur, avec un côté intimiste. Comme si l’on captait les images présentes dans la tête du héros à ce moment-là . Au début de l’histoire, les cases sont belles, bien tracées avec des contours bien droits et parfaitement structurés. Dés le décès de Kiho, tout change. Les contours des cases commencent à trembler. De toutes petites vagues au début, puis au fur et à mesure que l’on comprend la situation, les déformations augmentent. Puis, elles se calment et réaugmentent au grès des variations d’humeur de Kentarô. Au départ, on n’y prête guère attention, mais cela contribue à créer une ambiance tout au long du récit. Un an après, il arrivera à faire la paix à l’intérieur de lui même et reprendra le dessus, pour lui et pour sa fille. C’est cette année, difficile et imprévisible que ce manga nous raconte.
« Sans même nous dire au revoir » est réellement un des manga les plus adultes que j’ai été amené à lire en français. Plus qu’une autobiographie, c’est avant tout une belle leçon d’espoirs parfaitement mis en image. Le dessin sert à merveille le récit et inversement, le récit offre un cadre exceptionnel au dessin. Une telle fusion de l’image et des mots est une chose rare. On ne peut que se reconnaître dans ce tableau édifiant sur le désespoir qui peut nous envahir lors de situation exceptionnelle. Ce livre devrait particulièrement toucher la plupart de ses lecteurs adultes ayant déjà perdu un être cher. Un grand moment de lecture.
Gwenaël JACQUET
« Sans même nous dire au revoir » par Kentarô Ueno
Éditions Kana, collection « Made in » (12.5 €) – ISBN : 9782505013181
(1) pour ne citer que les plus récents : « Une vie dans les marges » de Yoshihiro Tatsumi chez Cornélius ou « Journal d’une disparition » et « Journal d’une dépression » par Hideo Azuma chez Kana.