Depuis 2021, chaque année, Tiburce Oger rassemble une belle équipe de dessinateurs et dessinatrices pour évoquer l’Ouest américain à travers des personnages authentiques – le Far West, donc – et l’exploitation de ces territoires par des individus qui oubliaient, bien souvent, qu’ils n’étaient que des colonisateurs assoiffés de richesses…
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Joël Dubos revient sur quelques titres parus ces derniers mois : L’irlandais 2, Eden 1, Orge l’ogre 1, Les eaux mortes, Le bal des chimères 1 et Ich bin vraiment gland!
L’irlandais, t.2, Harry, Arnaud Guillois, Eric Dérian, Carabas, 12,50 euros
Pour tous, polar, à partir de 10 ans, 2 étoiles
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Sean poursuit ses investigations pour retrouver Lou, le mari de la belle gitane Eva. Pris entre les mafias chinoise et latine, l’Irlandais ne comprend toujours pas grand chose mais prend pourtant pas mal de coups.
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Sean s’impose comme une figure d’antihéros parfaitement contemporain. Plutôt fauché et paumé, mais ni alcoolo ni séducteur, ce détective amateur prolonge les canons du polar en les dépassant. Il n’en offre pas moins un portrait attachant qui renouvelle le genre en plongeant le lecteur dans un univers familier où coups de tonnerre et improbables renversements de situation n’ont pas cours. Enquêteur peu perspicace mais opiniâtre, cet homme ordinaire, qui compte des amis rares mais solides, se trouve plongé dans des ennuis qui le dépassent comme pourrait l’être Monsieur tout le monde. L’esprit de la série trouve là son principal point d’encrage, dans ses personnalités traitées en densité, sinon en profondeur, parfaitement crédibles dans leur dimension humaine commune. Le scénario, qui s’écoule entre les aléas d’une enquête improvisée et les repères de la vie quotidienne, renforce l’effet de réalisme en situant l’intrigue dans la capitale pendant la canicule de 2003. Guillois déroule ainsi un récit en phase avec son style réaliste qui décrit les scènes d’action sans emphase ni dramatisation. L’encrage, en aplats de couleurs contrastées dans une dominante un rien poisseuse, renforce la tonalité d’un univers à échelle humaine, qui, loin des clichés hollywoodiens, se révèle néanmoins captivant.
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Eden t.1, La descente de Zanoo, François Marret, Hernan Cabrera, Paquet
Pour tous, anticipation, à partir de 12 ans, 3 étoiles
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Dans un temps postapocalyptique, l’humanité survit à une atmosphère contaminée en se réfugiant en altitude dans des cités hermétiques. Dans celle que des dirigeants tyranniques ont baptisée Eden, l’arrivée de la jolie et spontanée Zanoo remet en cause les équilibres. Loin d’être une simple proie que se disputent les hommes, et malgré l’esprit qui la parasite, elle s’impose rapidement comme une actrice centrale d’une vaste remise en question.
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Dès les premières cases, le lecteur se trouve immergé dans cette antiutopie humoristique et néanmoins lourde de questionnements, dense et complexe jusqu’à l’oppression. Avec cet univers qui évoque Anita Bomba par sa tonalité grinçante, profondément excentrique et âpre, les auteurs décrivent un monde complexe, à travers les rapports de pouvoir qui se développent dans cette société stratifiée, machiste et intolérante. Les éclairs d’humour un rien loufoque, les psychologies perturbées, permettent de maintenir un ton allègre en parallèle avec la visite d’un monde angoissant, où l’impression d’étouffement claustrophobe se trouve accentuée par les costumes grotesques qu’arborent les personnages (en plein contraste avec le physique sain et avenant de Zanoo). Dénonçant de manière radicale et efficace la condition réservée aux femmes, cette série très prometteuse est aussi une réflexion sur la manipulation des masses, les dangers d’une sciences dévoyée et les risques de catastrophes écologiques bien contemporaines.
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Orge l’ogre, t.1, Veb et Poitevin, Panini, 9,90 euros
Pour tous, conte contemporain, à partir de 6 ans, 2 étoiles
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A 10 ans, Armand Balèse est amoureux de la jolie Charlotte, impressionné par la frime du stupide Brice, et passionné de jeux vidéos. Un petit garçon comme les autres donc. Jusqu’au jour où il découvre dans sa cave un … ogre, téléporté par erreur sur notre terre depuis le Monde merveilleux. En cherchant la solution pour le renvoyer chez lui, Armand devient l’ami de ce monstre au grand coeur.
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Thème classique des livres illustrés pour petits (voir chez Bayard, L’ogre qui avait peur des enfants, de Marie-Hélène Duval et Pierre Denieuil), la personnalité à contre-emploi de l’ogre gentil mais seul et incompris (pour cause de supposé atavisme familial) permet de procéder au renversement des points de vue cher aux fabulistes. Ainsi, la présence du monstre n’est-elle que l’occasion de mettre en perpective notre monde et de rendre justice au vécu enfantin, perçu comme ponctué d’injustice et d’incompréhension. En fait, ce récit fonctionne tel un conte classique. La mise en scène d’un petit garçon apeuré mais sympathique, enfant unique d’une famille monoparentale, confié à la surveillance d’une tante aussi originalement distraite qu’attentionnée, permettra à beaucoup de jeunes lecteurs de s’identifier au héros. La suite du récit leur fera prendre conscience, en une catharsis initiatique, de leur capacité et de la force que procure un véritable ami, aussi singulier et mal aimé soit-il. Une jolie morale qui n’obère en rien l’intérêt d’un scénario bien mené et servi par un dessin expressif à la manière des dessins animés modernes.
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Les eaux mortes, Maucler, Rodolphe, Albin Michel, 12,50 euros
Pour tous, policier, à partir de 12 ans, 3 étoiles
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Le commissaire Raffini a eu la mauvaise idée de prendre un raccourci et la malchance d’avoir un accident qui l’oblige à séjourner un long week-end dans le village de Saint-Hilaire. Il y découvre une atmosphère empoisonnée par les lettres d’un corbeau. Mais bientôt, c’est un meurtre qui bouleverse ce coin de la France profonde, amenant presque malgré lui le policier à enquêter.
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Tenant tout à la fois de Chabrol, Pagnol et Simenon, les auteurs brossent, sous le prétexte d’un fait divers prosaïque, le portrait moral de la société rurale des années 1950, engluée dans sa routine et ses petits vices. Sur fond de traction-avant, de paquet de gauloises sans filtre et de potions de rebouteux, on redécouvre un passé tout proche, celui des bourgs où chacun sait tout sur tout le monde, celui des rivalités larvées et des rancoeurs haineuses jamais éteintes. De ce tableau se détachent la jolie aguicheuse, toute en oeillades et formes avantageuses, le châtelain à la distinction très vieille France, le médecin intelligent, désabusé et alcoolique, le sorcier aux étranges prémonitions, et bien entendu, le flic parisien, perspicace et rusé, tous d’une profonde humanité et d’une absolue véracité. Un monde dans lequel les caractères et les positions sociales bien définies conditionnent les relations dans une démocratie du quotidien, où l’individu est naturellement à sa place. Grâce à un scénario parfaitement rythmé et d’une grande acuité psychologique, bien relayé par un dessin sobre et efficace, colorisé à l’ancienne, cet album procure un vrai plaisir de lecture, simple et sans réserve, qui le hisse jusqu’à l’essence du roman graphique.
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 Le bal des chimères, t.1, Anaïs, Moriquand, Fabien Lacaf, Albin Michel, 13,90 euros
Tout public, roman historique, à partir de 12 ans, 3 étoiles
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La superbe Anaïs suit le capitaine de Saint-Géraud, son époux, dans sa nouvelle affectation, retrouvant ainsi la forteresse alpine dont son propre père fut le commandant et où elle a passé son enfance. En proie à des troubles psychologiques, extrêmement courtisée mais inaccessible, elle se trouve mêlée à une série de meurtres mystérieux.
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Ce bel album, empli des réminiscences du Hussard sur le toit, nous plonge à la fin du XIXe siècle, dans le quotidien d’une petite ville de garnison des chasseurs alpins, dans le milieu fermé, à la fois aristocratique et brutal, des officiers conquérants et bravaches. Le contraste entre Anaïs Courval, personnalité complexe pleine de retenue, et celle des hommes qui l’entourent, veules ou dominateurs, mais au final poseurs et soumis à leurs pulsions, structure le récit. Mais le scénario tresse également un subtil réseau relationnel et dramatique, passant du tableau de moeurs à une enquête policière matinée de fantastique. A cette évocation des passions répond une magnifique réalisation graphique, au trait élégant, sensuel, qui marie avec virtuosité ses effets, sublimée en cela par une couleur somptueuse : restitution des jeux de lumière, flou pour traduire l’étourdissement des sens qui gagne l’héroïne, composition très cinématographique maniant habilement l’équivalent du plan séquence ou du travelling, superbe travail d’encrage en lavis de teintes adoucies, rendant perceptible la chaleur de l’été ou la moiteur d’une sale de bal. Un 1er tome des plus prometteurs.
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Ich bin vraiment gland!, Lefred-Thouron, Fluide Glacial, 9,95 euros
Amateur du genre, Humour caustique, à partir de 15 ans, 2 étoiles
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Ce recueil de dessins de presse et de strips parus dans Fluide Glacial et ailleurs (avec en prime quelques inédits à débusquer) offre la quintessence de l’humour ravageur et irrévérencieux de Lefred-Thouron.
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Le personnage central (nommé Gaspard Latuile à la page 22 en clin d’oeil à Franquin), c’est d’abord un visage mangé par un nez proéminent, une dégaine improbable, une assurance aveugle et un manque total de retenue. Sans oublier des compagnes au reproche prompt et à l’insulte facile. Il sera notre guide de rire grinçant dans une société déboussolée. A situer entre Wolinski, Cabu et Tronchet, dans la tradition de l’humour bête et méchant, mais avec une acuité toute personnelle, cet album distille des blagues sauvages, alternant les contextes orduriers et les propos politiquement incorrects. Grâce à son sens des raccourcis, tant au niveau des dessins (visages et silhouette à peine ébauchés) que des dialogues à la réplique cinglante (et souvent féminine), Lefred-Thouron fait rire jaune, trouvant le moyen de pointer du trait la stupidité non pas seulement de l’individu, mais surtout d’un système. Car, avec sa dénonciation de la vaste aliénation télévisuelle ou d’un régime de couverture sociale à la dérive, l’auteur délivre, sous le couvert d’un humour au vitriol, une réflexion sur le sort de l’individu moderne, dépassé par l’évolution technologique, inapte aux nouveaux rapports humains et soumis à l’abrutissement des loisirs de masse. Ou quand la description de la bêtise rend plus lucide.
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Joël DUBOS
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