Les amateurs de son œuvre le savent bien : Jacques Tardi est un boulimique de travail qui dessine matin, midi et soir. Or, « Dessins matin, midi et soir », c’est le titre d’un beau petit recueil édité par Oblique Art (structure dirigée par Pierre-Marie Jamet) qui nous propose pas moins de 160 pages rassemblant des illustrations réalisées par le créateur d’« Adèle Blanc-Sec », sélectionnées dans les nombreux carnets qu’il a noircis (voire mis en couleurs) tout au long de sa remarquable carrière d’auteur du 9e art : croquis, études de personnages… et même courtes bandes dessinées iconoclastes inédites.
Lire la suite...PLUS DE LECTURES N°49 DU 20 SEPTEMBRE 2004
Comme tous les lundis, Gilles Ratier dissèque les parutions BD de la semaine : “ Le photographe T.2 ” par Emmanuel Guibert et Didier Lefèvre aux éditions Dupuis,
“ Ping Pong T.4 ” par Taiyô Matsumoto aux éditions Delcourt, “ Fabuleux Furieux ! : Hommage en Freak Style ” collectif aux éditions Les Requins Marteaux, “ Mariée par correspondance ” par Mark Kalesniko aux éditions Paquet et “ D.R.H. ” par Jean-Christophe Chauzy et Thierry Jonquet aux éditions Casterman.
“ Le photographe T.2 ” par Emmanuel Guibert et Didier Lefèvre
Editions Dupuis (12,94 Euros)
Fort justement récompensé par le Prix Canal BD, décerné par les libraires spécialisés, le premier tome de cette BD reportage mettait en scène le périple d’une équipe de Médecins sans Frontières et d’un photographe tentant de rejoindre l’Afghanistan, en plein conflit entre les Moudjahidin et les Soviétiques : le mélange original de dessins en couleurs et de photos en noir et blanc (deux formes d’art se complétant, ici, à merveille) a su séduire critiques et grand public. Les premières pages du deuxième volume, axé sur les conditions de travail de ces hommes et de ces femmes qui tentent d’apporter un peu de réconfort aux nombreuses victimes, servent à nous remettre dans le bain. Le lecteur peu attentif pourrait croire à une redite qui n’apporte rien de nouveau aux émotions que l’objectif et le crayon avaient déjà pu nous procurer dans le premier opus ; mais cette fugitive impression est très vite balayée dès que les médecins sont confrontés à l’horreur due à la guerre : le dessinateur venant à la rescousse quand le photographe n’a pas eu la force d’appuyer sur le déclencheur. De temps en temps, la photo laisse aussi la place à une BD plus classique où les protagonistes expriment leurs sentiments, leurs peurs, leur détresse mais aussi leur amour et leur admiration pour cette fascinante civilisation. Ce témoignage inédit, dont un troisième tome est prévu pour raconter le voyage retour, est aussi bouleversant qu’enrichissant.
“ Ping Pong T.4 ” par Taiyô Matsumoto
Editions Delcourt (10,50 Euros chacun)
Ce dense manga d’initiation, axé sur un sport peu médiatisé, raconte la rivalité des joueurs de ping-pong au sein de clubs inter lycées et l’insondable profondeur de l’amitié entre deux jeunes adolescents. Privilégiant l’évolution psychologique tout en vantant les vertus du sport, l’audacieux et original Taiyô Matsumoto joue avec un découpage porté sur les gros plans ; il jongle aussi entre une description urbaine poétique et l’énergie des matchs grâce à son trait virtuose, expressionniste et schématique à la fois, qui rappelle Moebius et José Muñoz.
“ Fabuleux Furieux ! : Hommage en Freak Style ” collectif
Editions Les Requins Marteaux (24 Euros)
Pour rendre hommage à Gilbert Shelton, figure de proue de la contre-culture et créateur des «Fabulous Furry Freak Brothers» et autres «Fat Freddy’s Cat», les Requins Marteaux ont conçu un superbe livre de 190 pages réunissant nombre d’admirateurs du dessinateur américain. On y retrouve une partie de l’équipe de Ferraille (le magazine de l’éditeur), comme Bouzard, Moulinex, Guerse & Pichelin, Druilhe…, mais aussi quelques stars invités : Hunt Emerson, Menu, Blanquet, Edmond Baudoin, Tramber, Jano, Mo CDM, Lewis Trondheim, Dupuy & Berberian, Luz… Somptueux, irrévérencieux, drôle et déjanté, l’ouvrage est à l’image de ce fabuleux chantre du «Sex, Drugs and Rock’n’Roll» qui, comme le rappelle dans sa BD Olivier Josso (concepteur et coordinateur de l’ouvrage), «est moins prisé qu’un Crumb dans les salons nauséabonds mais s’impose ailleurs comme un jalon de première bourre, aussi noble que populaire !». Indispensable !
“ Mariée par correspondance ” par Mark Kalesniko
Editions Paquet (17 Euros)
La nouvelle collection Ink (consacré aux romans graphiques) des éditions Paquet est inaugurée avec deux ouvrages du dessinateur américain (né en Colombie Britannique) Mark Kalesniko. Après s’être formé pendant plusieurs années dans le cinéma d’animation (il a participé, entre autres, au «Roi lion» des studios Disney), il tente, depuis 1990, une carrière de dessinateur indépendant. Son récit le plus ambitieux («Mariée par correspondance») raconte l’histoire d’un célibataire canadien, marchand de jouets et de BD, approchant de la quarantaine, qui a décidé de s’offrir une femme Coréenne. Il l’a choisie dans une revue (spécialisée dans ce genre de mariage arrangé) et ne l’avait jamais vu avant de l’accueillir à l’aéroport. Entre le collectionneur attardé et la jeune femme cultivée et curieuse de tout, le choc des cultures est inévitable et, entre eux, le fossé va inexorablement se creuser. Le portrait sans complaisance de ce couple métissé est à la fois cruel, drôle et pathétique mais la narration, remarquablement fluide, ne dédaigne pas non plus s’attarder sur des plages érotiques ou poétiques. Nous avons quand même une petite pointe de regret quant au graphisme quelquefois trop rigide, lequel vient entacher notre jubilation à la lecture de ses 260 pages en noir et blanc.
“ D.R.H. ” par Jean-Christophe Chauzy et Thierry Jonquet
Editions Casterman (13,50 Euros)
Après les réussites de “La vigie” et de “La vie de ma mère”, Jean-Christophe Chauzy, le dessinateur de «Parano» et de «Clara», récidive en adaptant encore une fois une nouvelle du prolifique écrivain Thierry Jonquet, chef de file français du roman noir. Au buffet d’une petite gare du Nord, quelques passagers attendent le TGV à destination de Paris, annoncé avec du retard : deux directeurs des ressources humaines (D.R.H.) de retour d’un séminaire professionnel, un ex-détenu fraîchement libéré accompagné de sa copine qui s’est prostituée pour survivre en l’attendant, et trois comparses passablement éméchés qui vont assister au mariage d’un autre ami. L’atmosphère déjà oppressante est alourdie par la chaleur précédant l’orage menaçant et par les vapeurs d’alcool ; dans le train, les esprits vont sérieusement s’échauffer. Les protagonistes sont en place et les rôles sont distribués : la tragédie va pouvoir commencer… Lâchetés et cynisme vont être au rendez-vous de cet huis clos où il n’y a ni gentils ni méchants, seulement une confrontation de personnages hétéroclites, proches de tout un chacun, pris dans un engrenage social redoutable. Le destin broyé de ces gens ordinaires qui dérapent est énergiquement mis en valeur par le dessin coloré mais sans complaisance de Chauzy, lequel n’hésite pas à fustiger la bêtise tout en bâtissant, album après album, une œuvre profondément humaniste.
Gilles RATIER